Crédit Photo: Chez Bichi à La Goulette – © C. Ferraty
Ceux qui ont vécu suffisamment longtemps à La Goulette savent reconnaître cette odeur particulière, ce changement de brise quand ils dépassent le canal qui traverse l’avenue Franklin Roosevelt et bifurquent dans une ruelle menant à la plage. Avec un ton exaspéré, ma mère disait toujours que ce lieu était une grande cuisine, surtout en été. On y sentait toutes sortes d’odeurs. Fritures, grillades, viandes, merguez, mais surtout du poisson.
Mes amis s’étonnent toujours quand ils demandent mon avis sur tel ou tel restaurant et que je leur dise n’y être jamais allée. Pourquoi irai-je en face de chez nous manger un plat qui n’égalerait jamais ceux concoctés par les mains et l’amour de ma mère et de ma grand-mère !
Je peux encore les voir toutes les deux s’affairer à la cuisine. Ma grand-mère était une femme d’à peine un mètre cinquante alors que ma mère, svelte et élancée, faisait un mètre soixante quinze. Ma grand-mère scandait le nom des épices pour que maman les cherche sur les étagères du haut et du bas. Du temps de ma grand-mère, c’était la fonction de maman à la cuisine. Aller chercher les ingrédients là où ils se trouvaient, les mettre à la disposition de la capitaine pour ensuite en essuyer soigneusement les boîtes et les remettre exactement à leur place. Voici ce qu’on pouvait entendre venant de la cuisine : Faiza, ettebel, Faiza el corcom, Faiza elkarweyya, Faiza, non non pas là, mets-le là, encore un peu, fais attention…
J’ai vécu dans une demeure familiale dont le premier propriétaire était un italien. Je pense que c’est lui qui a fait construire la maison il y a de cela plus de cent cinquante ans. Le fer forgé de la porte principale portait ses initiales. Un D sur la porte de gauche et un L sur celle de droite. Quand j’étais petite, j’essayais de deviner son nom complet. L.D comme Lorenzo Dolleti ou peut-être D.L comme Dario Laguno. Je me disais aussi qu’il serait possible qu’il ait mis les initiales de sa bien-aimée. Les italiens étaient des romantiques nés.
Tous les jours, à midi tapante, la table était impeccablement dressée. Je rentrais de l’école, l’eau à la bouche et la promesse d’un moment exquis.
De l’école à la maison, je parcourais trois cents mètres et quelques dizaines de maisons. Les odeurs s’en échappaient et je m’amusais à deviner le déjeuner de chaque famille. C’était facile. Des odeurs typiques qui ont caressé toute ma jeunesse. Ici, c’est de la « gnaweyya », là c’est de la « mloukheyya », plus loin « salatet blanquitte » … Si les mots avaient une odeur, j’aurais cristallisé ici toutes celle que je sentais alors.
Ma grand-mère, Mama Nana c’était ainsi que tout le monde l’appelait, était une maniaque de l’ordre. Dans une autre occasion, je dresserai le portrait de cette femme singulière qui m’a toujours intriguée, pour ne pas dire impressionnée.
Au déjeuner, il y avait invariablement, été comme hiver, de la salade, de la soupe, le plat principal et le sempiternel « barred » de thé vert à la menthe. Chacun avait sa place autour de la table ronde, sa serviette en tissu, son assiette, son verre et son couvert. Le broc contenant de l’eau de robinet et le pain, coupé au couteau en petits morceaux trônaient au milieu. La corbeille de fruit se posait sur un bahut surmonté d’un grand miroir dans un coin de la pièce.
Personne ne pouvait s’asseoir avant que la table ne fut inspectée à la loupe par le capitaine des lieux. Mon oncle disait toujours : si ma mère avait fait des études, elle serait devenue président de la république sans aucun problème !
Mama Nana exigeait que tous ses garçons, cinq en comptant mon père, passaient prendre le thé avant de repartir travailler vers quatorze heures. C’était pour elle l’occasion de demander ce qu’ils avaient mangé chez eux et de leur faire goûter son plat du jour. C’était aussi pour confirmer une fois de plus que ses belles-filles ne lui arrivaient pas à la cheville quand il s’agissait de cuisine.
Les après-midis étaient très animés au 46 avenue Roosevelt. Les femmes, Mama Nana, ses filles, belles-filles et visiteuses de passage, se mettaient dans une petite pièce en face de la cuisine pour papoter. Ces réunions tournaient autour de deux sujets principaux : les histoires de couple et la bouffe.
Quand il s’agissait de cuisine, ma grand-mère n’acceptait aucun compromis:
– Non, jamais, jamais jamais. Jamais on ne fait des pommes de terre au four avec de la viande de veau ou de la gnaweyya avec la viande de mouton voyons !
– Mais Mama Nana, je n’ai pas trouvé chez Am Bouraoui de la viande de mouton
– Alors fais autre chose bon sang ! (dans mes souvenirs, bon sang correspondait à woh ya nari).
Malgré mon caractère rebelle, je me rends compte que j’ai bien gardé en moi toutes ces consignes et tout le rituel qui va avec. Etant maman, chargée, entre autres de la cuisine, je ne suis jamais arrivée à enfreindre une règle.
J’aimais beaucoup La Goulette en hiver. Ce port avait un charme incomparable et secret. Souvent, quand j’entendais les bateaux siffler un départ, je m’imaginais aux commandes du navire, roulant les vagues vers une destination inconnue.
Mais l’été, avec son vacarme, ses estivants dont les visages avaient fini par devenir familiers et ses terrasses de cafés et restaurants bondées, avait aussi un goût spécial.
Enfants, nous sortions en bande et à pieds faire la navette entre la « Karaka » (Ex: Fort Charles-Quint) et le canal. On faisait le chemin plusieurs fois et on appelait cela : coudre l’avenue.
Quelques dizaines de millimes nous permettaient d’acheter les bambalounis de Am Hssan ou ses pommes de terre en chips et des glibettes qu’on décortiquait avec nos dents en regardant la mer et balançant nos jambes pardessus les fûts vides sur lesquels on s’asseyait.
Nous passions devant les restaurants, petites gargotes où le menu était le même partout : salade tunisienne, bricks à l’œuf géants dont la pâte était préparée sur place et un complet poisson.
Et les restaurants de la belle Goulette sont uniques et tous chargés d’histoire. Sinon, comment peut-on oublier l’icône « Chez Bichi », roi du complet poisson, ensuite rebaptisé « Le Vert Galant » avant de mettre la clef sous la porte à la fin des années soixante-dix ?
Il y a aussi le fameux « La Victoire » des frères Razgallah, le « Vénus », le mythique resto-café « Le Café Vert » et son serveur, le souriant « Salem » ou le « Monte Carlo »: que des tables bien réputées pour la dextérité de leurs chefs et la fraîcheur de leur complet de poisson.
Enfin, qui dit La Goulette, évoque sans aucun doute le « Lucullus », le convivial restaurant « La Spigola », le familial « La Mer », l’élégant » Le Chalet goulettois », fondé en 1947 par Feu Hédi Krandel, puis rebaptisé « Le chalet » tout court et le regrettable « Mamie Lily », la dernière table casher de Tunis, dont le propriétaire Gilles Jacob Lellouche a fini par jeter son tablier de cuisine en 2016, après vint-ans de loyaux services suite à de sérieuses menaces de mort.
Les souvenirs affluent quand on les appelle. Ils arrivent parfois déformés, parfois décalés, mais portent souvent un parfum typique qui colle au narines et à la peau.
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Ya hasra…
Je suis né à La Goulette en 1945, Famille Sicilienne, mon père avait un salon de coiffure à La Goulette Neuve, tout près un cinéma, près de la Gare, un ouvrier Juif « Sani », on habitait près du Canal, à l’étage sur la terrasse, en bas une Famille Arabe à l’entrée un beau patio, pour aller au à la plage à peine 100 m. Le long de la maison an bord de la route, un gros arbre un mûrier, les branches venaient jusque au dessus de la terrasse, en période je mangeais les mûres, ou sous les feuilles des cocons de vêt à soie. Pourriez-vous m’envoyer des photos de cette époque 1950, j’avais 5 ans, j’y suis retourné à La Goulette que 72 ans plus tard. Merci
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Bonsoir je suis à la recherche de l’histoire de ma famille GIACALONE, mon père est né à Bizerte en Tunise en 1938 et est décédé en 1978 à Gardanne BdR. Son père était Joseph Giacalone né à Tunis et sa femme était LoForte Anne Marie. Qui sait ?
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Oui lLa Goulette de ma mémoire est celle que vous décrivez. J’y suis née , J’y ai vécu 18 ans. Je l’ai quittée pour aller faire mes études en France . J’y suis retourné plusieurs fois,, la dernière fois pour accompagner ma soeur qui l’avais quittée 60 ans auparavant et qui rêvait de la revoir.
J’habitais rue Franklin Roosevelt, près du Casino (aujourd’hui disparu).. J’ai tenu à refaire le trajet jusqu’à la gare du TGM, J’ai remonté la rue jusque « Chez Bichi ». J’ai fait halte dans un petit restaurant pour manger merguez et bricks. Que du bonheur!
sur la photo au café vert , on servait pas du vin à table à cette epoque là , c’etait encore un café 😉
Bonjour de la famille houri qui a aussi vécu a la Goulette.
Famille CATANIA Pierre le boucher chevalin du KRAM , que de beaux souvenirs chez BICHI
Bel souvenir
Il est des souvenirs qui ,heureusement, résistent au déclin inévitable de notre mémoire :celui de l’évocation de notre petite mais ô combien charmante la Goulette en est un exemple ..Que d’images à jamais gravées dans notre rétine!Que d’odeurs à jamais infiltrées dans le moindre recoin de nos narines !Les cris de nos fameux marchands ambulants résonneront à jamais dans nos tympans comme le flux et le reflux des vagues de nos plages .Le temps n’a malheureusement pas suspendu son vol :il passe encore et toujours mais garde en lui les souvenirs des enfants joyeux que nous étions.
Très touchant tous vos gentils souvenirs de notre pays natal pour moi c’ était surtout Tunis le Passage avenue de Paris Jules Ferry la Goulette en été avec les cabines de l’Areoport Gand Merci à tous