Kiosque | En 1815, la cuisine diplomatique de Talleyrand

Illustration: STÉPHANE OIRY / © Le Monde


SÉRIE | « Un jour, un festin » (5|6). Entre septembre 1814 et juin 1815 a lieu le congrès de Vienne. Le ministre des relations extérieures de Louis XVIII déploie alors une stratégie de séduction gastronomique pour défendre les intérêts de la France.


 

Par Stéphane Davet / Le Monde

« Sire, j’ai plus besoin de cuisiniers que de diplomates ! » En ce mois de septembre 1814, Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord démontre une nouvelle fois combien il a le sens de la formule autant que de l’histoire en marche, lorsqu’il adresse cette requête au tout nouveau roi de France. Au congrès de Vienne, le ministre des relations extérieures de Louis XVIII sait qu’il ne pourra pas seulement compter sur ses talents de négociateur hors pair pour défendre les intérêts de la France, en position de faiblesse après la première abdication de Napoléon Ier.

En revanche, il connaît l’attrait de ce qu’on n’appelait pas encore un « soft power », l’art culinaire français, qui rayonne sur l’Europe depuis Louis XIV. A Vienne, celui que Goethe a surnommé le « diplomate du siècle » n’aura donc de cesse de déployer cette stratégie de séduction gastronomique pour tenter de résister à la recomposition de l’Europe que veulent imposer les vainqueurs de Napoléon – Angleterre, Prusse, Autriche et Russie.

Le pouvoir de la bonne chère

Complexité des négociations oblige – 90 Etats sont représentés en Autriche –, il aura fallu des mois pour parvenir à un accord, en juin 1815. Des mois et des centaines de repas. Comme l’écrit Jacques-Olivier Boudon, dans l’ouvrage collectif A la table des diplomates (L’Iconoclaste, 2016) : « Tout autant que les réunions officielles, ce sont les conciliabules particuliers, et surtout les rencontres à l’occasion des dîners, qui permettent de faire avancer les points en suspens, d’où l’impression que, selon le mot du prince de Ligne, “le congrès s’amuse, mais ne marche pas” ». Au palais Kaunitz, loué par la délégation française, la table fastueuse de Talleyrand va toutefois s’imposer comme la meilleure auprès des altesses et des plénipotentiaires, grâce à un savoir-faire mêlant faste décoratif et raffinement gustatif.

 

Tartylland
Le Congrès de Vienne, où souverains, ministres et ambassadeurs ont découpé l’Europe après la chute de Napoléon en 1814, a été le théâtre de banquets mémorables. DÉTAIL/AISA/LEEMAGE

 

Talleyrand maîtrise depuis long­ temps le pouvoir de la bonne chère. Alors évêque d’Autun, il en aurait déjà usé pour se faire élire aux Etats généraux de 1789.«L’honneur d’être admis à sa table, délicatement servie, fut un de ceux à l’aide desquels il tâcha de flatter les électeurs et de se ménager des voix sûres », écrivait l’abbé Devoucoux, en 1858. «En 1805, à Presbourg, alors qu’il négocie pour Napoléon le traité de paix avec l’Autriche, après Austerlitz, Tal­leyrand envoie lettre sur lettre pour ré­cupérer l’argenterie de l’ambassade de France à Vienne, mais aussi pour qu’on lui livre des pommes de terre », rappelle également Emmanuel de Waresquiel, biographe du « diable boiteux », auteur de Talleyrand, le prince immobile (Fayard, 2006 ; Tallandier, 2019).

Si l’hédonisme de cette fine gueule doit beaucoup à celui qu’il a goûté sous l’Ancien Régime («Qui n’a pas vécu dans les années voisines de 1789 ne sait pas ce que c’est que le plaisir de vivre », confiait-­il), peu de ses pairs pouvaient se vanter d’être aussi bon connaisseurs des produits et de leurs apprêts. « On a retrouvé de nombreuses lettres bourrées de détails culinaires, souligne Emmanuel de Waresquiel. Qu’il s’agisse d’une recette de poule bouillie adressée à Mme de Bauffremont, de réflexions sur les usages du café moka ou de la trentaine de variétés de pêches qu’il a répertoriées. »

Ce gourmet méticuleux commence volontiers sa journée dans ses cuisines pour ordonner le menu du jour et recueillir des informations auprès du personnel de salle sur le repas de la veille. Il sait recruter ses chefs. Le plus célèbre d’entre eux demeure Marc­-Antoine Carême. Né à Paris en 1784, abandonné enfant par ses parents, celui qui prend le nom d’Antonin Carême de­ vient apprenti dans une gargote, puis embauché par Bailly, célèbre pâtissier de la rue Vivienne. C’est là que Talleyrand remarque son talent pour les pièces somptueusement montées, inspirées par sa passion de l’architecture (qu’il étudie en autodidacte à la Bibliothèque nationale).

Devenu chef, Carême sera régulièrement appelé dans les cuisines du prince, sans jamais entrer à temps plein à son service. Il n’en témoigne pas moins son admiration pour « la grande et digne demeure de M. de Talleyrand. Là, tout est habileté, ordre, splendeur. Là, le talent est heureux et haut placé. Le cuisinier gouverne l’estomac. Il influe peut­-être sur la grande pensée du ministre ».

Contrairement à une légende bien établie, Carême n’aurait pas suivi le ministre à Vienne pour y préparer les festins du congrès. Rien ne le signale en tout cas dans ses ouvrages tels que L’Art de la cuisine française au XIXsiècle (Menu Fretin, 2015). Mais l’influence du « roi des cuisiniers et cuisinier des rois», metteur en scène et artiste d’exception, s’est sûrement fait sentir dans la brigade officiant au palais Kaunitz : des chefs comme Boucheseiche ou Ebralt avaient côtoyé et admiré (ou même formé) le plus célèbre officier de bouche de l’époque lors de ses « extras » au château de Valençay (Indre), à l’hôtel de Galliffet ou à ce­ lui de la rue Saint-­Florentin, à Paris.

Buissons d’écrevisses ou de truffes

Les somptueux dîners proposés à Vienne portaient certainement sa marque, quand, à 18 heures, les convives s’émerveillaient devant les dizaines d’entrées. Selon le mode d’un « service à la française », chacun, servi par un valet de pied, grappille ce que bon lui semble parmi ces hures de sanglier, dindes en galantine, buissons d’écrevisses ou de truffes (dont Talleyrand était friand), chauds-froids de poulet à la reine et de salmis de perdreaux, longes de veau ou aspics de crêtes­ de coq dressés sur des socles sculptés dans le saindoux, la cire ou la paraffine, et souvent rehaussés de hâtelets, ces brochet­ tes décoratives ornées d’aliments.

Suivaient relevés, rôts et entremets aux recettes témoignant de moyens illimités et d’une obsession pour la sapidité. Qu’il s’agisse de vol-au-vent (une des spécialités de Carême qui avait systématisé l’usage de la pâte feuilletée) garnis de ris d’agneau et d’écrevisses ou de truffes au champagne, de timbales de macaroni au faisan, de chartreuses de cailles, de turbots à la royale (où les filets, en béchamel, reposent sur une timbale de mousse de merlan sertie de truffes), de potages à la Nesselrode, de homards à la Bagration ou de poulardes à la Sagan (baptisés du nom de certains acteurs du congrès de Vienne).

En maître de maison, Talleyrand pouvait user du privilège de servir la viande, avec des formules assorties au rang de ses invités. Pour un duc : « Monsieur le duc, votre grâce me fera-­t-­elle l’honneur d’accepter ce bœuf ? » Pour un marquis : « Monsieur le marquis, accordez­-moi l’honneur de vous offrir du bœuf. » Pour un comte : « Monsieur le comte, aurais­-je le plaisir de vous envoyer du bœuf?» Pour un baron: « Monsieur le baron, voulez-­vous du bœuf ? » Pour un convive non titré : « Bœuf ? »

Après les monumentaux croquembouches, on pouvait se retirer au salon ou dans des cabinets privés, parler en­ fin diplomatie. En dégustant un bon cognac. Talleyrand en profitait parfois pour donner une leçon à quelque invité qui venait de vider le sien d’un trait. « Voyez­-vous, disait-­il, on prend son verre au creux de sa main, on le ré­chauffe, on l’agite en lui donnant une impulsion circulaire, afin que la liqueur dégage son parfum. Alors, on la porte à ses narines, on la respire… » « Et puis, Monseigneur ? » « Et puis, monsieur, on pose son verre et on en parle. »

Parmi les victoires «viennoises» de Talleyrand, l’une eut une saveur particulière: celle du fromage de brie. Lors d’un dîner avec le prince de Metternich, ministre de l’empereur d’Autriche, une controverse eut lieu sur le thème du fromage : lequel était le meilleur ? Lord Castlereagh, qui représentait l’Angleterre, prônait le stilton, et le baron de Falk, des Pays-­Bas, le limbourg, quand Talleyrand ne jurait que par le brie qu’il faisait venir de Villeroy, près de Meaux.

Metternich décida alors de faire les choses en grand. Une cinquantaine de fromages de toute l’Europe furent ainsi réunis. Et la roue de Meaux fut désignée « roi des fromages », pour la plus grande joie de celui qui assista dans sa vie aux couronnements de Louis XVI, Napoléon Ier et Charles X. Cela valut un épigramme : « Le brie, le seul roi qu’il n’ait pas trahi.»

S.D.

— Article publié le 21 août 2020


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