Illustration: STÉPHANE OIRY / © Le Monde
RÉCIT | « Un jour, un festin » (3|6). Le 17 décembre 1600, à Lyon, un banquet royal va enfin sceller l’union du roi de France et de Marie de Médicis. Une journée faste destinée à démontrer la prospérité du royaume et la fécondité d’une ère nouvelle.
Par Stéphane Davet / Le Monde
Il n’a pas assisté à son propre mariage, célébré par procuration dans la cathédrale de Florence, le 5 octobre 1600. Va-t-il au moins être du festin, qui, à Lyon, le 17 décembre de la même année, doit sceller son union avec Marie de Médicis ?
La jeune mariée a le temps de se poser des questions pendant le mois de périple qui la mène dans la capitale des Gaules rencontrer pour la première fois son époux, le roi Henri IV. La Florentine espérait voir le Béarnais à Marseille, où elle a débarqué le 3 novembre, escortée par dix-huit galères affrétées par son oncle, le grand-duc de Toscane, Ferdinand 1er. Mais comme lors des différentes étapes de ce voyage, point d’Henri de Navarre pour l’accueillir sur le quai.
Le « Vert Galant »
Henri IV fait savoir qu’il a été retenu par la guerre menée contre le duc de Savoie. Et on le sait perturbé par les exigences de sa nouvelle maîtresse, Henriette d’Entragues, peu pressée de le voir se remettre la corde au cou. Le « Vert Galant » – à propos duquel l’histoire a recensé 73 maîtresses officielles lui donnant vingt-deux enfants légitimes ou non reconnus – semble pourtant avoir choisi de sacrifier un temps ses plaisirs à la raison d’Etat.
Au lendemain de l’édit de Nantes promettant, en 1598, la fin des guerres de religion qui avaient ravagé la France, l’avenir du trône exige une régularisation de sa situation matrimoniale. Le successeur d’Henri III vit alors séparé de sa première épouse, Marguerite de Valois, dont il n’a pu avoir d’enfant. En 1599, l’annulation papale de son union avec la reine Margot enfin prononcée, Henri IV jette finalement son dévolu sur la nièce de Ferdinand 1er et sa dot de 600 000 écus.
Raison retrouvée, le roi de France finit par rejoindre Marie de Médicis à Lyon. Le légat Aldobrandini, envoyé par le pape, donne sa bénédiction au nouveau couple dans la primatiale Saint-Jean. Tapisseries et tentures déployées dans les rues de la ville accueillent avec faste le cortège royal. Avant un banquet destiné à démontrer la prospérité du royaume et la fécondité d’une ère nouvelle.
Si, jusqu’à Louis XV (et les menus magnifiquement calligraphiés du château de Choisy), il est rarissime de disposer d’un relevé écrit des agapes royales, l’on possède celui de ce repas de noces. Conservé aux archives du ministère des affaires étrangères, le document donne une bonne idée de l’abondance de la fête. « Il s’agit en fait d’un texte du XVIIIe siècle, précise l’historien de l’alimentation, Florent Quellier, professeur des universités à Angers. Il reconstitue ce menu de 1600, probablement à partir de sources comptables. On connaît donc les quantités des denrées présentées, plus que la façon dont ces mets étaient préparés. »
Des plats d’autant plus difficiles à imaginer qu’aucun livre de cuisine ne témoigne véritablement des mœurs culinaires de l’époque. Avant la parution, en 1651, de l’ouvrage de François Pierre de La Varenne, Le Cuisinier françois, qui annoncera la domination européenne de la cuisine française à partir du Grand Siècle, l’ouvrage de référence demeure Le Viandier, republié régulièrement depuis sa première édition, imprimée en 1486 (près d’un siècle après la mort de son auteur présumé, Guillaume Tirel, dit Taillevent).
« L’époque d’Henri IV est une période de transition, rappelle Florent Quellier. On commence à moins utiliser des épi ces comme le gingembre, le safran, la cannelle, la cardamome, dominantes dans la cuisine des élites depuis le Moyen Age jusqu’à la Renaissance. En core très présent, le sucre est de plus en plus destiné à la fin du repas et on abuse moins du sucré-salé. » Si les sauces, encore liées au pain, n’ont pas l’aspect soyeux qu’elles posséderont au début du XVIIIe siècle, le beurre, long temps considéré comme « la graisse du pauvre », s’impose progressivement comme corps gras de cuisson, au détri ment du saindoux.
Le menu de ce 17 décembre 1600 pro pose quelques rares poissons, tous d’eau douce (brochet, carpe). Il croule surtout sous d’innombrables volailles – poulets, chapons, poules d’Inde, pigeonneaux (aux câpres ou mariés à un jus de mouton) –, gibiers (avec une préférence pour ceux à plume, comme les perdrix), veau (en poitrine farcie), gigot de mouton (aux marrons). Dansent également des farandoles d’abats (en vogue depuis la Renaissance) et de charcuteries (cervelas, jambons, an douillettes). Le porc n’est utilisé qu’en salaison, en farce ou pour fournir le lard qui barde systématiquement les pièces à rôtir.
Surabondance carnée
A une époque où la majorité de la population doit se contenter de bouillie de céréales et de bouillons de légumes, cette surabondance carnée démontre la primauté de la viande comme marqueur social de l’aristocratie européenne. « Dans cette société de pénurie, toujours sous la menace d’une disette, le roi, pour montrer sa puissance, ne doit pas connaître la contrainte économique, ni celle de l’approvisionnement », insiste Florent Quellier.
A cette noce, où la table du roi se distingue par un ordonnancement d’orfèvrerie et d’emblèmes royaux, la procession des plats obéit à un service «à la française ». Au rythme des séquences, la table se couvre de mets dont chacun se sert selon ses envies, avec une fourchette plutôt qu’avec la pointe du couteau, même si beaucoup mangent en core avec les doigts.
Assez rapidement, les plats repartent, même intouchés. Un gaspillage symbolique, là encore signe de prospérité, mais allant de pair avec un sens aigu du recyclage. Après être repassées à des tables « secondaires », ces nourritures pourront resservir à d’autres préparations, comme celles de tourtes, ou être distribuées aux domestiques autorisés à les revendre, ces redistributions faisant partie de leurs gages.
Les époux se sont-ils régalés? On dit de Marie de Médicis, qui avait une tendance à l’embonpoint, qu’elle appréciait beaucoup les œufs mais préférait manger léger. Henri IV, lui, a été décrit comme un bon vivant aux goûts rustiques. A sa naissance, son grand-père,
Henri d’Albret, ne lui aurait-il pas frotté les lèvres avec une gousse d’ail avant de les mouiller de vin de Jurançon ? La tradition veut que ce Gascon sentant fort « de l’aile et du gousset » ait conservé ce goût pour l’ail et l’oignon cru, tout en se délectant des produits de la chasse, mais aussi de fromages forts, d’huîtres, de sardines et de vin de la Champagne (alors rouge clair et tranquille). La construction historique a ensuite fait son œuvre. « Pour la dynastie des Bourbons, il était important de montrer que ce roi aux manières moins policées se différenciait des Valois et des “raffinements d’Henri III” », analyse Florent Quellier.
Par la suite, la mythologie du bon roi Henri fera la part belle à la poule au pot. La référence à cet oiseau de basse-cour apparaît pour la première fois dans un livre, Histoire du Roy Henry le Grand, écrit en 1661 par Hardouin de Péréfixe pour Louis XIV, dont il avait été le précepteur. Contant une dispute avec le duc de Savoie, le biographe fait dire à Henri IV : « Je ferai qu’il n’y aura point de laboureur en mon royaume qui n’ait moyen d’avoir une poule dans son pot. » Répétée, déformée, exploitée, la phrase de ce roi présenté proche du peuple est devenue un plat national. Qui n’apparaît pas au menu du 17 décembre 1600. Il aurait presque pu pourtant, avec sa cuisson simple, sans épices superflues, et ces légumes qui commençaient à prendre place à la table des puissants, sous l’influence de la cuisine italienne.
Le roi, par le biais de son ministre Sully (« pâturage et labourage sont les deux mamelles de la France») et d’Olivier de Serres, pionnier de l’agronomie française, sera l’un des promoteurs des produits des potagers et des vergers. Fruits (confits et frais) et légumes lui sont servis à Lyon. Laitue, chicorée, mais aussi des cardes et des artichauts réputés alors comme aphrodisiaques. Le « Vert Galant » en avait-il vraiment besoin? Un peu plus de neuf mois après leur nuit de noces, Marie de Médicis accouchait du futur Louis XIII. Quand, un mois plus tard, la favorite Henriette d’Entragues donnait naissance à leur fils naturel, Henri de Bourbon, duc de Verneuil.
S.D.
— Article publié le 20 août 2020