Illustration: STÉPHANE OIRY / © Le Monde
RÉCIT | « Un jour, un festin » (4/6). Le 30 novembre 2015, au Bourget, 157 chefs d’Etat et de gouvernement participent au déjeuner d’ouverture de la COP21, la conférence de Paris sur les changements climatiques. Un banquet diplomatique record.
Par Stéphane Davet / Le Monde
S’il existait un « Guinness Book » du multilatéralisme, ce déjeuner y figurerait en bonne place. Le 30 novembre 2015, pas moins de 157 chefs d’Etat et de gouvernement –76 présidents, sept souverains régnants et cinq princes héritiers, 60 premiers ministres et 9 vice-présidents – ont été accueillis, au Bourget (Seine-Saint-Denis), lors du déjeuner d’ouverture de la conférence de Paris sur les changements climatiques.
Un banquet diplomatique record. Et un souvenir inoubliable pour les huit chefs à la baguette de ce repas de la COP21, devant à la fois porter haut les couleurs de la France et celles de l’environnement. Qu’ils aient imaginé le menu (Yannick Alléno, Alexandre Gauthier, Nicolas Masse, Marc Veyrat et Christelle Brua), ou coordonné ce rassemblement hors du commun (Thierry Charrier, chef du Quai d’Orsay, Guillaume Gomez, chef de l’Elysée, Guy Krenzer, chef de la maison Lenôtre).
« Ce genre de conférence ne peut fonctionner sans volonté au plus haut niveau politique, assure aujourd’hui Laurent Fabius, alors ministre des affaires étrangères, sous la présidence duquel se déroulait la COP21. J’avais estimé que la présence de ces chefs d’Etat était indispensable à l’ouverture de la conférence, pour qu’ils envoient un message à leurs négociateurs : “Faites ce que vous voulez, mais dans deux semaines, il faut que ce soit un succès” ».
Pendant des mois, l’équipe diplomatique s’affaire pour convaincre la planète de se rassembler. « Evidemment, les choses se décoincent un peu quand vous avez l’accord des présidents américain et chinois, remarque l’ancien premier ministre de François Mitterrand, désormais président du Conseil constitutionnel. Il fallait un déjeuner qui fasse écho à l’excellence environnementale et à l’excellence gastronomique française, sans ostentation. » Une « gastrono-diplomatie » que cet admirateur de Talleyrand avait choisi d’étendre aux deux semaines du sommet. « J’avais assisté à une COP, dans un pays que je ne nommerai pas, où nous avions été malades la moitié du temps. Et il est compliqué de négocier quand vous avez la turista. J’avais donc dit à ceux qui s’occupaient des repas des négociateurs : “Faites simple mais très bon !” »
Vertus diététiques et gustatives
S’il consulte le chef du ministère et celui de l’Elysée, M. Fabius s’occupe personnellement du casting du déjeuner d’ouverture. Peu avant le sommet, il avait assisté au dîner de lancement du guide Gault & Millau. « Chef de l’année » de cette édition 2015, Alexandre Gauthier, jeune patron de La Grenouillère, à la Madelaine-sous-Montreuil (Pas-de-Calais), tape dans l’œil de celui du Quai d’Orsay. « Je le trouve à la fois très créatif et très sensible à une cuisine végétale, inspirée par son potager et son jardin », s’enthousiasme le ministre, qui propose au cuisinier de s’occuper du plat principal.
Yannick Alléno, chef trois macarons du restaurant Ledoyen, à Paris, est chargé de l’entrée ; Nicolas Masse, double étoilé aux Sources de Caudalie, à Martillac (Gironde), s’occupe de la garniture ; Christelle Brua, alors chef pâtissière du Pré-Catelan (Paris), devenue depuis celle de l’Elysée, cisèle le dessert. Une distribution complétée, pour le fromage, par le Haut-Savoyard Marc Veyrat. Même si, peu avant le sommet, l’homme au chapeau noir met l’équipe dans l’embarras : il est poursuivi pour infraction au code de l’environnement pour avoir défriché un bois et asséché une zone humide sans autorisation.
Pour l’élaboration des plats, « il fallait des ingrédients tolérés par toutes les religions, rappelle Alexandre Gauthier, mais aussi le plus possible en phase avec les préoccupations écologiques ». Chacun privilégiera des produits issus de son territoire, et des apprêts aux vertus diététiques autant que gustatives. Enfant de Puteaux (Hauts-de-Seine), mili tant du locavorisme francilien, Yannick Alléno choisit, avec sa « soupe Freneuse moderne », de sublimer la simplicité de navets de la banlieue parisienne, dont une extraction à froid est montée avec une purée de ce légume et servi avec un navet vapeur, « mariné dans de l’iode ». A ses côtés, une saint-jacques de la baie de Seine, cuite en coquille, surmontée d’une gelée chaude de fleurs cultivées à Courances (Essonne).
En ambassadeur du Nord, Gauthier décide de célébrer la volaille de Licques, « à la chair tendre, au goût de noisette ». Piqué à l’ail doux fumé d’Arleux, le suprême cuit à basse température est servi avec une crème de brocolis grillé et du blé, préparé comme un risotto, coloré au vert d’épinard. Un chromatisme prolongé avec la garniture conçue par Nicolas Masse : « confit de céleri farci, crème d’épinards persillée ».
Chacune de ces propositions est validée par Thierry Charrier, Guillaume Gomez et Guy Krenzer, après une série de tests effectués à Plaisir (Yvelines), dans les laboratoires du traiteur Lenôtre. Car si c’est un métier d’imaginer des recettes, c’en est un autre de reproduire et de servir celles-ci au même moment, depuis une cuisine éphémère, à 157 grands de ce monde. Double meilleur ouvrier de France, expert des réceptions, Guy Krenzer doit orchestrer la logistique. Maîtres des cérémonies officielles, Charrier et Gomez veillent à la précision du protocole. « La rigueur du timing est essentielle, insiste Guillaume Gomez. Pas question d’en voyer un maître d’hôtel raconter une “blagounette” ou offrir le champagne pour faire patienter une table. »
Quand arrive le grand jour, la tension est palpable. Après les attentats du 13 novembre, des mesures de sécurité encore plus drastiques s’imposent. Accompagnés chacun d’un membre de leur brigade (au lieu des cinq prévus à l’origine), les chefs se retrouvent à 4 h 30 du matin, au Quai d’Orsay, pour filer en bus en empruntant le périphérique, fermé à la circulation. « Aucun oubli d’ingrédient ou de matériel n’était permis, se souvient Guy Krenzer, car impossible, une fois sur place, de partir en récupérer. » Dans le bâtiment de l’aéroport, le faste républicain se met en œuvre. « C’est fabuleux de voir ce que la France est capable d’offrir à ses hôtes », s’émeut Yannick Alléno en se souvenant des porcelaines de Sèvres, des verres en cristal Baccarat et de l’argenterie convoyés spécialement depuis l’Elysée. « En cuisine, on a failli faire tomber une échelle sur laquelle reposaient des dizaines d’assiettes valant chacune plu sieurs milliers d’euros », frissonne en core Guy Krenzer.
L’immense délégation a évidemment du retard et donne des sueurs froides au chef du protocole, Laurent Stefanini. « Quelques chefs d’Etat en avaient profité pour privilégier une rencontre bilatérale, raconte celui qui est désormais ambassadeur de France à Monaco. Le président Erdogan, par exemple, avait raté le déjeuner. » Certains se regardent en chiens de faïence, d’autres échangent plus cordialement, tels Barack Obama et François Hollande devisant à propos de Lindbergh, dont le Spirit of St. Louis avait atterri au Bourget, en 1927. Une fois tout ce beau monde placé, le repas est prévu pour durer à peine plus d’une heure.
« Nous étions pressés par le temps, rap pelle Guy Krenzer, et Veyrat avait prévu un montage compliqué sur de gros rondins de bois. On s’est un moment de mandé si on n’allait pas sauter le fromage. » Plutôt que d’affronter une des colères légendaires du Haut-Savoyard, tout le monde met finalement la main à la pâte pour présenter son «organic du Mont-Blanc », constitué d’œufs de truite, d’une gelée de légumes et son souffle de tussilage (une plante au goût d’artichaut), d’un petit reblochon à la myrrhe odorante et d’une salade de cueillette. « Heureusement que nous l’avons maintenu, se félicite Thierry Charrier, le chef du Quai d’Orsay, car cet ensemble, servi sur ce morceau de bois, très décalé après la porcelaine de Sèvres, était l’un des plus beaux du repas. »
Une fois dégusté le Paris-Brest aux clémentines corses de Christelle Brua, les chefs peuvent enfin se faire applaudir par l’auguste assemblée. Plus tard, à la nuit tombée, alors qu’ils attendent leur bus du retour, Alexandre Gauthier croit voir « un buisson bouger »… « C’était un membre des commandos, dans sa tenue de camouflage. » Lui aussi pliait bagage.
S.D.
— Article publié le 21 août 2020