Kiosque | En 1975, l’invention de la soupe VGE

Illustration: STÉPHANE OIRY / © Le Monde


RÉCIT | « Un jour, un festin » (6|6). Le 25 février 1975, dans les salons de l’Elysée, le chef cuisinier Paul Bocuse est fait chevalier de la Légion d’honneur par Valéry Giscard d’Estaing. Une cérémonie suivie d’un déjeuner avec, en entrée, un potage aux truffes noires.


 

Par Stéphane Davet / Le Monde

Quarante-cinq ans ont passé, mais Michel Guérard, 87 ans, ressent toujours avec précision « le sentiment de fierté » qui l’habitait ce 25 février 1975. Ce jour-là, sous les ors de l’Elysée, quand le président Valéry Giscard d’Estaing épingle la rosette de chevalier de la Légion d’honneur sur la veste de cuisinier de Paul Bocuse, il célèbre l’ancien engagé de l’armée française de libération, le charismatique chef trois étoiles (depuis 1965) de l’Auberge du pont de Collonges (Grand Lyon), mais aussi l’avènement d’une génération de chefs. Celle de la « nouvelle cuisine ». « Pour des gens manuels comme nous, longtemps ignorés des politiques, cette réception ressemblait à une consécration », se souvient Michel Guérard, le créateur de la « grande cuisine minceur », 3 étoiles à Eugénie-les-Bains (Landes) depuis 1977.

 

Paul
En 1975, Valéry Giscard D’Estaing décore Paul Bocuse de la Légion d’honneur (Photo: Archives / AFP)

 

Cherchant à incarner une France en mouvement, Giscard ne s’y trompe pas quand, dans son discours en l’honneur du pionnier du vedettariat des chefs (né, comme lui, en 1926), il glisse : « Au fond, la nouvelle cuisine française adopte la théorie que je cherche à appliquer en politique : le changement dans la continuité. » Après les louanges, en lieu et place du traditionnel cocktail, la cérémonie se prolonge par un déjeuner, transformant l’événement en une célébration de ces hussards des fourneaux qui, depuis le milieu des années 1960, dépoussièrent le répertoire culinaire hexagonal. Claude Jolly, chroniqueur à L’Express et auteur du Guide Lebey (par ailleurs ancien camarade de classe de Giscard d’Estaing, au lycée Janson-de-Sailly à Paris) a joué les intermédiaires pour lancer les invitations.

Cinq as des fourneaux – Bocuse et Guérard, donc, mais aussi Roger Vergé, rénovateur de la cuisine méditerranéenne au Moulin de Mougins (Alpes-Maritimes), et les frères Jean et Pierre Troisgros, trois macarons à Roanne (Loire) – ont été conviés à préparer un repas appelé à rester dans les annales, pour ses délices comme pour ses symboles. En salle, quelques-uns de leurs condisciples ont pris place. Il y a là les pionniers formateurs tels que le Parisien Jean Delaveyne et le Tourangeau Charles Barrier, mais aussi des figures de la gastronomie des années 1970, comme Alain Chapel à Mionnay (Ain), Louis Outhier à La Napoule (Alpes-Maritimes), Pierre Laporte à Biarritz (Pyrénées-Atlantiques), Paul et Jean-Pierre Haeberlin à Illhaeusern (Haut-Rhin).

 

Euphorie économique

Maître rigoureux des produits du terroir, le héros du jour, amoureux « du beurre, de la crème et du vin », est sans doute moins avant-gardiste que certains de ses compères. Mais sa façon truculente d’assumer sa mégalomanie, son génie du commerce et de la communication ont fait de lui la locomotive de cette génération, un chef de bande. « Sans Paul, les cuisiniers n’en seraient pas où ils sont aujourd’hui, insiste Michel Guérard, qui se lia d’amitié avec le Lyonnais en 1961. C’est lui qui nous a sortis de nos cuisines et de notre seau de charbon. » Après avoir été cloîtrés devant leur piano et assujettis aux ordres de propriétaires laissant la vedette aux maîtres d’hôtel, les chefs se sont en effet rebiffés.

L’euphorie économique des « trente glorieuses » qui, en 1975, expirent sous l’effet des « chocs pétroliers », leur a permis de s’installer à leur compte ; cette autonomie libère leur inspiration et diversifie des styles à l’écoute des mutations. Car cette promotion so­ciale profite aussi d’une évolution so­ciétale. De nouveaux profils s’ouvrent aux plaisirs d’une gastronomie plus moderne, plus inventive, plus adaptée aussi aux préoccupations diététiques.

La littérature a eu son Nouveau Ro­man, le cinéma sa Nouvelle Vague, l’art culinaire aura sa « nouvelle cuisine », théorisée par Henri Gault et Christian Millau, dans leur magazine puis dans leur guide, à l’orée des années 1970. En froid avec « Monsieur Paul » au moment de sa décoration, les deux critiques, contrairement à Claude Jolly, n’ont pas été invités à l’Elysée.

Le 25 février 1975, la bande à Bocuse se retrouve à 6 heures du matin au marché de Rungis. A 10 heures, cet aréopage de toques blanches s’affaire en cuisine sous les yeux ébahis des commis du Palais. Le maître des lieux, le chef Marcel Le Servot (en place de­ puis de Gaulle jusqu’à François Mit­terrand) se contente de regarder… et de déguster. Comme pour souligner la primauté des cuisiniers ce jour­-là, Paul Bocuse a demandé que le chef de l’Elysée soit à la table de ce déjeuner très masculin (Anne­-Aymone Giscard d’Es­taing et Raymonde Bocuse sont les seules femmes invitées).

Au menu, entre autres, l’un des plats déjà iconiques de cette nouvelle cuisine: l’escalope de saumon de Loire à l’oseille créée, en 1963, par les frères Troisgros. Précurseurs des cuissons raccourcies pour le poisson, les Roannais saisissent la large mais fine escalope – vingt secondes sur une face, quinze secondes sur l’autre –, avant de la poser sur une réduction d’échalotes, de sancerre, de vermouth et de crème double, dans laquelle s’évanouit une poignée d’oseille. Pierre Troisgros racontait s’être inspiré de la façon dont, chez Maxim’s, le chef Alex Humbert aplatis­ sait ses tranches de filet de saumon.

Etrangement, le restaurant de la rue Royale, plus Art nouveau que nouvelle cuisine, n’était pas non plus pour rien dans le « canard Claude Jolly » proposé ce jour-­là par Michel Guérard. « Claude Jolly m’avait demandé un jour de préparer un caneton farci comme il aimait en déguster chez Maxim’s, se souvient Gué­rard. J’avais recréé le plat en servant les aiguillettes saignantes avec un foie gras froid recouvert d’une gelée au poivre. » Giscard d’Estaing avait apparemment apprécié. « Il avait taquiné Marcel Le Ser­vot, un Breton qui venait de la Royale: “Marcel, j’apprécie beaucoup vos plats de poisson, mais si vous pouviez parfois vous inspirer de cette volaille…” ».

Ce déjeuner cordial, arrosé par la somptueuse cave de l’Elysée (Montra­chet 1970, Château Margaux 1926, Mo­rey­-Saint­-Denis 1969, champagne Roe­derer 1926, bas-­armagnac Laberdolive 1893), se terminera par les « petites salades du moulin » de Roger Vergé, et un dessert proposé par Bocuse, mais com­ posé par son ami lyonnais, le chocolatier Maurice Bernachon. Adapté d’une des spécialités de ce dernier, le Montmorency, conjuguant génoise au chocolat, griottes alcoolisées et ganache chocolat praliné, ce gâteau coiffé de chocolat crêpé deviendra célèbre sous le nom de Président. Une conclusion presque digne du plat qui avait magnifiquement lancé ce repas.

« Comment doit-on la manger ? »

Car à tout empereur (des gueules), tout honneur, c’est bien sûr le chef à la rosette qui s’était d’abord illustré, avec une soupe de truffes. « Personne ne peut dire qu’il est à l’origine d’un plat en cuisine, confiait Bocuse à Eve-­Marie Zizza­-Lalu, dans sa biographie Le Feu sacré (Glénat, 2018). La véritable histoire de cette soupe qui a fait le tour du monde, c’est une rencontre entre des hommes et des ingrédients. » Soit les souvenirs croisés d’une truffe au foie gras en feuilleté, dégustée lors d’un dîner de chasse en Alsace, chez ses amis Haeber­lin, et d’une rustique soupe de légumes sur laquelle le grand­-père de son collecteur de truffes lui avait suggéré de cou­ per des lamelles de melanosporum.

 

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Soupe aux truffes noires VGE: plat créé pour l’Élysée en 1975 (Photo: DR)

 

Formalisée à Collonges dans une soupière à gratinée individuelle, contenant bouillon de bœuf, dés de paleron, matignon de légumes, dés de foie gras et copeaux de truffes, la soupe (bouillante), recouverte d’une calotte dorée de pâte feuilletée, fera un sacré effet. « Mais M. Bocuse, comment doit­-on la manger ? », avait demandé Giscard. « L’on casse la croûte, M. le Président ! », avait répondu le chef, toujours capable d’un bon mot.

Conscient du magnifique coup de pub généré par l’événement (les journalistes étaient d’autant plus nombreux à l’Elysée que le président enregistrait ce jour­-là la première de ses « causeries au coin du feu »), le pape de la cuisine et du marketing mettait dès le lendemain à sa carte ce plat rebaptisé soupe aux truffes noires VGE, demeuré jusqu’après la mort du maître, le 20 janvier 2018, un best­-seller de son auberge de Collonges-­au-­Mont­-d’Or.

S.D.

— Article publié le 23 août 2020

FIN


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