© Le Musée de La Poste
Comment un cuisinier français a déclenché une véritable révolution, au point de laisser son nom à un procédé de conservation des aliments.
Nicolas Appert (1749-1841), le “père de la conserve”, était convaincu que seuls des légumes, des fruits et de la viande de bonne qualité méritaient d’être mis en boîte. Il était cuisinier, et son atelier, qui au début du XIXe siècle comptait plusieurs dizaines de collaborateurs, était attenant à un potager et à un verger qui lui fournissaient fruits et légumes de saison. Il s’approvisionnait en viande et en produits laitiers dans des exploitations situées à proximité. Comme certains chefs d’aujourd’hui, adeptes des circuits courts [du producteur à l’assiette], Appert estimait que les parcelles cultivées devaient jouxter l’atelier où des bocaux de nourriture sous vide, bouchés avec du liège et enveloppés de toile, étaient mis à chauffer dans des cuves d’eau bouillante.
En 1803, la marine française, après avoir testé des échantillons fournis par Appert – bouillon clair et bouillon de bœuf, de haricots et de petits pois –, affirmait dans un rapport qu’“avec ou sans viande, les haricots et les petits pois [dégageaient] la fraîcheur et le parfum de légumes tout juste récoltés”. Grimod de La Reynière, premier critique gastronomique de l’histoire, devient le protecteur d’Appert. Il écrit : “Le résultat est d’avoir dans chaque bouteille et à peu de frais un très-fort plat d’entremets, qui nous rappelle le mois de mai au cœur de l’hiver […].” En 1810, après la publication d’un livre où Appert révèle sa technique au monde entier, le journal Le Courrier de l’Europe le couvre de louanges pour avoir “trouvé l’art de fixer les saisons. Chez lui, le printemps, l’été, l’automne vivent en bouteilles, semblables à des plantes délicates que le jardinier protège sous un dôme de verre contre l’intempérie des saisons.”
Appert est né en 1749 dans une famille d’aubergistes et de brasseurs de Champagne. De son propre aveu, il passe son enfance dans des resserres à provisions et des caves à vins. Devenu chef cuisinier à l’âge de 22 ans, il sera employé [comme officier de bouche] par des familles aristocratiques jusqu’à ce qu’il se mette à son compte, à 33 ans, s’installant comme confiseur. Outre la vente des bonbons, les confiseurs français proposaient des sirops, des confitures, des fruits conservés [dans l’alcool]. Peu instruit, mais doté d’une curiosité à toute épreuve, Appert n’a bientôt plus qu’une idée en tête : trouver d’autres procédés de conservation des aliments.
Comme tous les cuisiniers de son époque, le jeune chef était versé dans les techniques traditionnelles de préservation de la nourriture, comme le séchage, le salage et le fumage. Mais ces méthodes altéraient le goût et la texture des aliments. Appert cherchait un moyen d’obtenir un produit fini aussi proche que possible de son état naturel. Dans un premier temps, il utilise des bouteilles de champagne, puis des bocaux spécialement conçus, à col épais, fermés avec du liège et du fil de fer, hermétiquement scellés à l’aide de goudron et d’autres mixtures. Il chauffait ces pots au bain-marie, à la température et pour la durée qu’il avait jugées nécessaires à la préparation des conserves de différents produits frais. Même si Appert ne connaît pas les ressorts de l’“appertisation”, il réalise empiriquement la préservation des aliments cinquante ans avant que Louis Pasteur ne découvre les principes du traitement par la chaleur connu aujourd’hui sous le nom de “pasteurisation”, dont il publiera les résultats dans les années 1860.
On ne saurait attribuer à une seule personne l’invention de la technique de préservation des aliments dans des boîtes de conserve en fer-blanc, sous vide. Toutefois, aujourd’hui, les spécialistes s’accordent à dire qu’Appert, dont le nom avait été oublié, est le premier en Occident à avoir publié une description détaillée de la manière de préserver la nourriture par la mise en conserve. La publication de son ouvrage a été le fruit d’un accord avec la marine française, qui avait accepté de financer ses recherches pourvu qu’il en divulgue les résultats. Appert ne fait pas breveter sa méthode ; trois mois après la parution de son livre, un négociant anglais, Peter Durand, dépose un brevet sur le procédé que le Français avait décrit en détail.
La question de savoir si Durand avait eu vent de la méthode d’Appert allait devenir un énième grief dans la perpétuelle rivalité entre la France et l’Angleterre. Quoi qu’il en soit, Durand et ses associés seront les premiers à pratiquer la mise sous vide dans des boîtes en fer. En Angleterre, la métallurgie était plus développée, elle s’était adaptée plus rapidement à la révolution indus- trielle que la France, cette dernière étant aux prises avec les conséquences de bouleversements politiques sanglants. À partir de l’Angleterre, le savoir-faire se répandra dans le reste du monde. En très peu de temps, la conservation des aliments par le vide deviendrait l’une des techniques les plus répandues et les moins coûteuses du genre dans le monde.
Il faudra attendre 1830 et la Restauration pour que les autorités françaises reconnaissent l’apport scientifique et militaire d’Appert et l’aident à poursuivre ses recherches, alors qu’il a déjà plus de 80 ans. Assisté de son neveu, il parvient à mettre sur pied une petite conserverie qui lui survivra. Il meurt en 1841, seul et indigent. Les historiens ne savent pas pourquoi sa femme l’a quitté, ni pourquoi il a été enterré dans une fosse commune. C’est seulement à partir de la fin du XXe siècle que son nom sera cité parmi ceux d’autres pionniers de la cuisine.
Ronit Vered / Ha’Aretz (Tel-Aviv)