Par Sabine COLPART – Crédit photo: Jeff PACHOUD – © 2019 AFP
Cinq heures du mat’, Jean Sulpice a des frissons. Le chef étoilé chausse les skis pour courir la Pierra Menta, la plus célèbre des courses de ski-alpinisme. Après plus de cinq heures passées à crapahuter dans la neige, il a filé illico pour retrouver les fourneaux de son restaurant.
Un coup d’oeil par la fenêtre, la neige est abondante. Jean Sulpice et son coéquipier Jérôme Feuillade se réveillent à peine, après avoir dégusté la veille un pot au feu. Ce jeudi matin, ils se régalent de crozets, omelette au fromage et salade de fruits. Sans oublier le miel, l’ami du sportif.
La journée s’annonce intense et forte en émotions: le duo prend le départ, à Arêches-Beaufort (Savoie), de la 2e étape de la Pierra Menta, la plus longue en 33 ans d’existence (avec 2.700 mètres de dénivelé positif).
Cette aventure en ski-alpinisme est une première pour Jean Sulpice, grand chef du restaurant le Père-Bise à Talloires (Haute-Savoie), qu’il a sorti de l’oubli pour en faire en seulement 3 ans un lieu culinaire de choix, auréolé de deux étoiles au Michelin.
« Le ski alpinisme, c’est magique. Je découvre un monde extraordinaire. Je me sens bien avec mes crampons », glisse Sulpice, un esprit vif dans un corps fin, qui se dit « né cuisinier et né sportif ».
– Au mental –
« Si je n’étais pas sportif, je n’aurais pas pu reprendre le Père-Bise. Le sport est un véritable équilibre et une forme d’être. C’est naturel chez moi, comme faire la cuisine ».
Alignés sur la ligne, dossard 175 (sur 219), les deux compères de montagne – Jérôme Feuillade est urgentiste – sont prêts à en découdre malgré leur manque d’expérience et des conditions annoncées difficiles.
Le départ se passe bien, puis les choses se corsent quand les deux skieurs se perdent de vue. Stress, angoisse, retrouvailles et gros coup de boost pour combler le retard.
Et à 720 mètres de l’arrivée, coup dur: Feuillade souffre de crampes. Les deux concurrents n’ont plus d’eau. Il faut pourtant se lancer dans la grande descente.
« Mais ça l’a fait. On a fait tout au mental. Dans un esprit de cohésion d’équipe, qui est le même que dans mon équipe au Père-Bise », souligne le chef de 40 ans, à la tête d’une centaine d’employés.
Il est 13h15, Sulpice a le sourire aux lèvres, il partage un verre avec son équipe mais sait qu’il va devoir rallumer son portable.
« Ca va être la guerre », lance-t-il.
– Thérapie –
Ni une ni deux, il prend sa voiture – avec une pointe de tristesse parce qu’il « lâche son coéquipier » – direction Talloires où ses clients l’attendent. Il arrivera pour la fin du service, l’air de rien.
Il n’était pas question de ne pas honorer sa cuisine.
« Mon métier c’est de l’art. Ca se dessine, ça vient du bide. Le client vient déguster une cuisine qui colle à la personnalité du chef. Il faut être là », justifie le créateur culinaire, même si son « corps a une envie d’y retourner demain ! »
Sulpice a rangé ses skis, désormais auréolés d’un autocollant ‘Pierra Menta’, et enfilé des baskets. Il s’affaire pour préparer le service du soir sans visiblement payer les 5 heures de compétition de la matinée.
« Quand je fais du sport, je n’ai pas l’impression de souffrir. Quand on est chef cuisinier, on a une pression mais je nourris cette pression en faisant du sport, ça me permet de la gérer. C’est ma meilleure thérapie. Si on m’enlève ça, je pense que je serai malheureux », confie ce passionné de vélo, attiré depuis toujours par la montagne.
Les clients se succèdent dans la cuisine après avoir savouré le dîner. Il est presque minuit, Jean Sulpice sent quelques douleurs pointer. Le lendemain, il ne retournera pas à la Pierra Menta. Il sera en cuisine.