Cho Hee-sook – Crédit photo: © Hansikgonggan
Quand elle a débuté, cuisiner était mal vu dans son pays, surtout pour une femme. Cho Hee-sook a contribué à faire émerger la Corée du Sud sur la carte mondiale des gourmets.
— Par Raphael Rashid / Nikkei Asian Review (extraits), Tokyo
Lorsqu’elle commence à travailler dans les cuisines d’un hôtel, dans la Corée du début des années 1980, Cho Hee-sook n’imagine pas une seconde faire un jour de la haute gastronomie.
“On préparait d’énormes quantités de nourriture, se souvient-elle. On mangeait beaucoup, pour se remplir l’estomac. Les gens ne se souciaient pas trop des questions de présentation.”
Et le métier de chef n’avait rien du prestige auquel il est aujourd’hui associé. C’était une catégorie de métier “méprisable”, quelque chose que même les hommes devaient cacher pour espérer trouver une épouse. À l’époque, travailler en cuisine était à peu près la même chose que travailler à l’usine.
Quarante ans plus tard, vu depuis les cuisines de son restaurant Hansikgonggan – étoilé au Michelin –, le tableau est très différent. Désignée meilleure femme chef d’Asie 2020 [sur la liste annuelle des 50 best publiée par le magazine américain Restaurant], Cho est un chef parmi les plus respectés du pays. À 61 ans, elle est considérée par comme “la marraine de la cuisine coréenne”.
Née dans la région de Séoul, Cho manifeste dès le plus jeune âge un talent remarqué pour la cuisine et montre surtout que le travail ne lui fait pas peur. Diplômée du Soodo Women’s Teachers College – aujourd’hui université de Sejong –, elle est nommée en 1981 professeure d’arts ménagers dans une province isolée. Deux ans plus tard, une ancienne camarade d’université lui propose de revenir à Séoul pour qu’elles travaillent ensemble dans les cuisines du prestigieux Sejong Hotel, pendant les vacances d’hiver. Après cela, Cho n’a plus jamais enseigné.
“À l’époque, je ne voyais pas le métier de chef comme une carrière”, explique-t-elle. Elle songeait encore moins à ouvrir son propre restaurant.
Durant les années 1980, l’économie sud- coréenne se développe à un rythme effréné. Le PIB par habitant quadruple pendant cette période et la haute gastronomie prend son essor. Cho reste à l’hôtel Sejong pendant dix ans, mais elle travaille également pour le Novotel Ambassador de Gangnam [un quartier huppé de Séoul], le Grand Intercontinental et l’hôtel Shilla, avant de diriger les cuisines de l’ambassade sud- coréenne aux États-Unis. C’est au contact d’une clientèle venue du monde entier que Cho comprend les affinités des uns et des autres et imagine ses propres recettes.
“Je passe beaucoup de temps à réfléchir à des plats coréens susceptibles de plaire aux palais étrangers. Il faut que cela plaise aux Coréens autant qu’aux étrangers.”
La cuisine coréenne connaît une vague de popularité sans précédent depuis dix ans, de même que toutes les productions coréennes, de la K-pop aux séries télévisées. Les plats les plus appréciés se caractérisent généralement par une alliance de saveurs sucrées, salées et épicées – le « bulgogi » (un barbecue de bœuf ou de porc mariné), le « bibimpap » (un grand bol de riz recouvert de divers accompagnements) et le « kimchi » (un mélange de légumes fermentés et épicés), figurent au menu des restaurants coréens dans le monde entier.
La trajectoire de Cho reflète l’évolution de la cuisine coréenne ces dernières décennies : une recherche constante de plats traditionnels capables de séduire toutes les papilles, tout en gardant à l’esprit les tendances du moment.
“Les Coréens sont très conservateurs en matière de nourriture”, explique Cho.
Elle a pourtant décidé d’embrasser le changement.
“Personne ne peut dire que mes recettes ne sont pas de la cuisine coréenne. Je dis souvent qu’elles ajoutent de la tradition aux traditions. J’introduis de petits changements sans dénaturer les techniques ni les ingrédients traditionnels. Rien n’arrête le changement, et si le changement est synonyme de progrès, ainsi soit-il.”
Comme des rois
Prenez l’exemple du « oechae », un plat traditionnellement destiné à la famille royale, composé de fines tranches de poisson enrobées de farine et simplement blanchies. “
C’est une recette très ancienne, mais je l’ai changée en remplaçant le poisson par des ormeaux, explique Cho. Il faut toujours rester curieux.”
Pour elle, pas question de condamner les restaurants coréens fusion de l’étranger qui adaptent leurs recettes aux préférences locales.
“Au début, les gens se demandaient : ‘C’est où la Corée ? C’est quoi la cuisine coréenne ?’ L’important est de leur donner un avant-goût. Et s’ils sont curieux, ils iront se renseigner pour en savoir plus. Si les gens ne sont pas demandeurs, ça disparaît.”
En dehors des hôtels de prestige, les restaurants de haute gastronomie sont encore relativement nouveaux en Corée du Sud. Et la haute gastronomie coréenne l’est encore plus, car il suffit de quelques dollars pour se régaler d’un bon plat roboratif dans la plupart des restaurants du pays.
Cho reconnaît qu’il n’est pas toujours facile de convaincre que la qualité a un prix. Mais elle estime que cela fait partie de l’évolution naturelle :
“Au Japon, autrefois, les gens ne mangeaient pas de sushis avec des baguettes [à l’époque féodale, ceux-ci représentaient une forme de restauration rapide], et la cuisine a fini par se transformer en expérience culturelle haut de gamme. Je pense que la cui- sine coréenne va suivre la même évolution.”
Cho n’a jamais eu l’intention de posséder son propre restaurant. Hansikgonggan, dont on peut traduire le nom par “Espace de cuisine coréenne”, a été créé en 2017 alors que Cho n’y travaillait que comme consul- tante [avant d’en devenir la propriétaire en 2019].
Aujourd’hui, on peut y déguster des recettes traditionnelles comme des bugak (des fritures de légumes ou de feuilles d’algues enrobés de farine de riz), le haemul jat-juk (un velouté crémeux aux pignons et aux fruits de mer) ou le hanwoo gui (un faux-filet de bœuf coréen mariné dans de la sauce soja).
“Un jour, je me suis rendu compte à quel point cet endroit était important. Je ressentais le besoin de partager la cuisine coréenne”, raconte Cho.
“Ce n’est pas parce qu’on sait cuisiner que l’on sait s’occuper d’un restaurant, reconnaît- elle. Je découvre encore des choses au niveau des impôts”, plaisante-t-elle. Hansikgonggan se situe au quatrième étage d’un bâtiment à la façade de verre offrant une vue époustouflante sur Changdeokgung, les palais royaux de Séoul. Il fait également partie de l’Arario Museum in Space, un des premiers exemples d’architecture coréenne moderne inscrit au patrimoine national. “Je veux que mes invités se sentent traités comme des rois quand ils viennent ici”, explique Cho.
En transmettant son savoir-faire à de jeunes chefs, Cho leur apprend qu’il ne s’agit pas seulement de devenir des professionnels accomplis mais de travailler le sens du devoir.
“Ce qu’ils font peut contribuer à la bonne santé physique et mentale de leurs clients. Le travail de chef peut aussi avoir une influence immense sur le plan environnemental. Un point auquel j’espère qu’ils accorderont une attention particulière.”
Au bout du compte, Hansikgonggan est un lieu de découverte pour tout le monde. L’objectif de Cho :
“Que mes invités ressentent les bienfaits de cette nourriture et de cet environnement. Je veux qu’ils mangent sainement et se sentent revigorés.”
R.R.
Article publié le 8 mai 2020
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