Photo (source): Vulcan Post
Courrier international – Face aux difficultés de leur profession, les livreurs et les coursiers, très sollicités pendant la crise du Covid-19, ont créé des réseaux en ligne pour échanger informations juridiques et astuces.
Par Li Tangzhe / Weixin (WeChat) (extraits), Shenzhen
L’épidémie de Covid-19 qui a éclaté en début d’année a mis à rude épreuve notre pays. Les confinements stricts ordonnés dans toutes les régions ont permis de réduire au minimum les contaminations croisées engendrées par les flux de population et les rassemblements. Néanmoins, pour que les habitants puissent respecter les consignes gouvernementales et se protéger de la maladie en restant tranquillement chez eux, les employés des cités résidentielles, les coursiers et les livreurs à scooter ont dû prendre des risques plus importants et assumer une charge de travail accrue pour acheminer les produits du quotidien essentiels à la population. Environ 700 000 d’entre eux [sur plusieurs millions] sont restés en poste dans tout le pays pour faciliter la vie de tous.
Mais faire partie de cette “grande armée”, qu’est-ce que cela implique ? Qui a vraiment conscience des vicissitudes d’un tel métier ? Pour le savoir, nous avons suivi deux livreurs pour dialoguer avec eux toute une journée.
Fang Zhilong est l’un d’eux. Il vient de la province de l’Anhui [dans l’est de la Chine], qu’il a quittée à l’âge de 17ans, et il a exercé plusieurs emplois avant de venir à Shanghai, où il est devenu livreur. Les livreurs sont engagés dans une bataille contre le temps dans laquelle chaque seconde compte ! Qui surveille et organise leur travail ? Ce n’est pas leur directeur, ni leur chef d’agence, mais un programme informatique qui repose sur des algorithmes et qui délivre automatiquement les bons de livraison. Les plateformes informatiques envoient automatiquement aux porteurs de repas les délais optimisés à suivre, auxquels elles sont parvenues en
tenant compte de la capacité de production du personnel et de l’itinéraire de livraison. Sans se soucier d’autres facteurs tels que les conditions météo ou routières, ou la rapidité de préparation des plats par le restaurateur, qui peuvent perturber la livraison.
Contrôle permanent
Pire, la ponctualité des livreurs conditionne le niveau de leur rémunération à la course, avec, dans le pire des cas, le risque de ne plus obtenir de missions, ce qui revient pour eux à perdre leur droit à se faire exploiter. Dans un tel processus, les algorithmes d’intelligence artificielle contrôlent les mouvements, la vitesse de déplacement et la qualité du service des employés, lesquels sont forcés de s’imposer des règles strictes. Ce genre de travail est donc loin d’apporter la liberté, la souplesse et la forte rémunération que mettent en avant les sites de recrutement.
Au contraire, c’est un modèle de contrôle du travail très précis, capable de s’ajuster en permanence : attirés par l’illusion de pouvoir choisir librement leurs horaires, les livreurs, contraints de télécharger cet outil de contrôle minutieux, sont en réalité obligés de se plier aux exigences du programme d’intelligence artificielle. Par conséquent, il n’est pas difficile de comprendre pourquoi les coursiers ont l’air si pressés sur la route : c’est tout simplement parce qu’ils n’ont pas les moyens d’assumer les conséquences d’un taux de ponctualité au-dessous de la norme imposée.
Par ailleurs, le site transfère une partie de son pouvoir de supervision du travail aux consommateurs, par le biais des évaluations que ces derniers établissent sur les livreurs. Une mauvaise évaluation peut se traduire par une retenue de 20 yuans ; une plainte, par une perte de plusieurs centaines de yuans [1 yuan = 0,13 euro]. Les porteurs de repas, soucieux d’éviter une évaluation négative de la part des clients en cas de non-respect du délai de livraison, sont soumis à une énorme pression. Au point de perdre toute dignité face à des clients embêtants.
D’autre part, pour empêcher les livreurs de plats à domicile d’envoyer un message attestant que la livraison a été faite avant l’heure réelle, des sociétés de livraison rapide comme Meituan les géolocalisent grâce à l’option “suivre” prévue sur leur plateforme. En cas d’infraction au règlement, les coursiers encourent sans préavis une amende de 500 yuans.
Au sein de l’entreprise Meituan, les livreurs à scooter se répartissent en deux catégories : les coursiers spécialisés et les livreurs indépendants. Les premiers sont des employés à part entière, qui, selon les quartiers, touchent un salaire de base allant de 2 000 à 3 000 yuans [de 250 à 380 euros] pour 450 à 600 livraisons par mois. Ils bénéficient en outre de primes d’ancienneté, de primes de forte chaleur ou de mauvais temps (celles-ci font souvent l’objet de retenues de la part du chef d’agence sous différents prétextes), ainsi que d’une assurance responsabilité civile. Dans leur mission de portage de repas, ils s’occupent en général d’une zone définie et couvrent moins de distance que les indépendants. Ils reçoivent automatiquement les commandes du système informatique, contrairement aux coursiers occasionnels, qui doivent éditer les bons manuellement. Par ailleurs, la plateforme oblige les coursiers à scooter indépendants à souscrire une assurance contre les accidents, qui coûte 3 yuans par jour. Quel que soit le type de livreur, aucun ne bénéficie d’une couverture sociale complète, et rares sont ceux qui ont signé un contrat de travail (il s’agit en général d’un contrat conclu avec le chef d’agence, et non pas avec la société Meituan). Les livreurs à scooter ne peuvent donc pas invoquer les règles du Code du travail qui s’appliquent à leur métier et doivent assumer seuls la plupart des risques liés à leur profession.
Guo Yongqiang est né dans la province du Gansu [dans le nord-ouest de la Chine]. À l’âge de 15 ans, il a quitté sa région natale avec son frère de deux ans plus âgé que lui pour aller chercher un emploi ailleurs. Il a commencé par travailler dans la restauration à Shanghai, avant de s’engager dans l’armée à ses 18 ans. Guo travaille comme vigile durant la journée et effectue des livraisons pour Meituan durant son temps libre. Il est également le délégué à Shanghai du groupe WeChat de l’Alliance des chevaliers du portage de plats (Waisong Jianghu Qishi Lianmeng), qui compte une centaine de membres.
Selon un rapport publié en 2018 par la société Meituan, 75 % des coursiers viennent de régions rurales, souvent des provinces du Henan, de l’Anhui, du Sichuan, du Jiangsu ou du Guangdong. La plupart sont jeunes – 82 % sont nés dans les années 1980 et 1990 –, et près de la moitié des livreurs habitent depuis plus de neuf ans sur leur lieu de travail. Ils sont donc solidement enracinés en milieu urbain. Quant à la répartition des sexes, 90 % des coursiers à scooter sont des hommes, pour seulement 10 % de femmes. Cette étude permet de dresser un portrait succinct de cette profession en plein essor : elle est exercée en général par des jeunes gens originaires de la campagne et désireux de faire carrière dans les grandes villes où ils résident.
Le manque de temps et l’épuisement sont autant d’éléments qui freinent considérablement les jeunes coursiers dans leur progression sociale. Sans aucune garantie d’évolution dans leur carrière et avec une marge de discussion très réduite en matière d’augmentation de salaire, ils sont obligés de ronger leur frein. Une fois qu’ils ont mis assez d’argent de côté, ils rentrent en général dans leur région natale, y achètent un logement et se marient.
[Au premier semestre 2020, la plateforme Meituan] publiait ses chiffres, indiquant compter 3 millions de coursiers à scooter en activité en Chine. Ils constituent la pierre angulaire du marché de la vente de plats à emporter, qui génère chaque année près de 300 milliards de yuans de chiffre d’affaires [38,5 milliards d’euros, soit près de la moitié du marché national de la vente à emporter].
Comme les plateformes ne les autorisent pas à fonder des syndicats, les coursiers ont recours à Internet pour se mobiliser et lancer des mouvements. L’Alliance des chevaliers du portage de plats peut-elle être source d’un nouvel espoir en créant plus de solidarité et en portant leurs revendications ?
Fang Zhilong a créé sur WeChat le compte public Le Média des coursiers à scooter de Lujiazui, à Shanghai. On y trouve des bonnes adresses de loueurs de scooters électriques et de batteries au lithium à des prix intéressants, de dépanneurs ou encore l’emplacement de stations de recharge. Les renseignements pratiques concernent également l’habillement, la nourriture et l’hébergement, avec des logements à prix bas ou des offres d’emploi à temps partiel, sans oublier ce dont M. Fang est très fier : le “plateau-repas du coursier à scooter”, des menus négociés par ses soins à 10 ou 12 yuans, contre 14 ou 15 yuans habituellement, que l’on peut acheter dans l’aire de restauration de Haitian Yijiao, dans le quartier de Lujiazui. C’est ainsi que les livreurs peuvent économiser pas mal d’argent, mois après mois, tout en soutenant l’activité des commerçants touchés par une chute de leur clientèle due à l’épidémie.
Au sein de cette communauté, un esprit d’entraide règne, et lorsque l’un de ses membres rencontre un problème pour livrer à temps un repas ou a besoin d’aide dans sa vie courante, les autres viennent le secourir. Chacun sait combien la vie n’est pas facile pour ceux qui viennent gagner leur vie dans les grandes villes.
L’Alliance des chevaliers du portage de plats a été créée par un livreur d’origine pékinoise, soucieux d’unir ses semblables et de défendre leur cause. Chaque jour il publie des vidéos des difficultés rencontrées par les “chevaliers à scooter” dans leur vie courante ou dans leur travail. “Nous avons bien conscience que c’est en étant regroupés que nous pourrons faire entendre notre voix auprès des plateformes, mais beaucoup de gens s’en fichent et préfèrent passer leur temps libre sur TikTok en pensant que ces questions de détail n’intéressent personne”, regrettait Fang.
Aide juridique
Quant à la nouvelle miniappli mise en ligne au printemps par l’Alliance des chevaliers du portage de plats, elle permet de soulager les livreurs des difficultés sans nom qu’ils rencontrent en cas de dégâts à payer à la suite d’accidents de la circulation. Elle offre différentes fonctionnalités : un forum de discussion où les coursiers peuvent échanger en direct, un service pour identifier rapidement les ateliers de réparation à proximité, des petites annonces d’objets d’occasion, et enfin des informations pour faciliter l’entraide entre coursiers. Par ailleurs, le chef du groupe encourage les livreurs dont les droits sont bafoués à cliquer sur l’icône “problème juridique”, et prévoit une aide financière pour ceux dont le cas est retenu.
Tout laisse à penser que l’entremise de spécialistes du droit du travail devrait contribuer à améliorer la position défavorable dans laquelle se trouvent les livreurs vis-à-vis des plateformes, des agences et des sociétés d’assurance.
—L.T.
Publié le 22 septembre