Par Joseph Schmid – Crédit photo: Charly TRIBALLEAU – © 2019 AFP
Pâte molle, croûte fleurie, lait cru, moulé à la louche : joyau des fromages français odorants, le camembert normand est actuellement au coeur d’un âpre débat entre puristes et partisans d’un assouplissement des règles de fabrication.
Des vaches aux robes marron et blanc paissant dans de verts pâturages normands, un soleil printanier : on se croirait dans une publicité vivante pour le camembert, fleuron de la Normandie et, au-delà, de la gastronomie française.
C’est dans ce cadre idyllique qu’évolue Patrick Mercier, président du label AOP (appellation d’origine protégée) « Camembert », l’un des deux seuls producteurs de la région à fabriquer le fromage à partir du lait de sa propre exploitation.
Pourtant, il n’est pas de ceux qui s’insurgent contre l’assouplissement des règles de fabrication.
« D’autres fromages sont faits avec du lait pasteurisé alors, après tout, pourquoi pas le camembert ? », déclare-t-il, brisant tous les tabous.
Le camembert de Normandie, créé à la fin du 18e siècle, est en effet fabriqué avec du lait cru. Or, à partir de 2021, l’appellation d’origine protégée pourrait être élargie et assouplie, permettant d’inclure des camemberts pasteurisés, c’est-à-dire avec du lait traité thermiquement.
Un assouplissement qui fait hurler les puristes. Le camembert de Normandie AOP risque de devenir « une vulgaire pâte molle sans goût », mettait déjà en garde il y a un an Véronique Richez-Lerouge, fondatrice de l’Association Fromages de terroirs.
Mais pour M. Mercier, l’enjeu est d’enrayer le déclin des fermes laitières de Normandie et le remplacement des vaches normandes par des races plus productives.
La nouvelle AOP fixe en effet des pourcentages obligatoires, suivant les gammes, de lait de vaches normandes dans la fabrication du camembert. Les laitières devront en outre aller au pâturage pendant au moins six mois de l’année et le bocage normand sera modifié.
– Bataille contre la standardisation –
M. Mercier a investi des dizaines de milliers d’euros dans un équipement de haute technologie pour préserver le lait cru nécessaire à la fabrication de ses 750 camemberts quotidiens, mais admet que de tels investissements ne sont pas à la portée de tous les producteurs. Selon lui, la nouvelle AOP permettra de « restaurer les valeurs du camembert en terme de quantité et de qualité, tout en permettant à chacun – fermiers, gros producteurs et artisans – d’exister ».
Des arguments loin de convaincre les détracteurs du nouveau label, qui profite selon eux aux géants laitiers comme Lactalis, fervent lobbyiste de la pasteurisation.
« C’est une bataille contre la standardisation, car le nouveau label va uniquement profiter aux producteurs industriels », estime Mme Richez-Lerouge. « Ce n’est pas seulement le camembert. C’est le champagne ou l’idiazabal espagnol qui sont menacés. Tous les labels protégés vont se dire : pourquoi pas nous ? ».
– « Ne l’appelez pas camembert » –
Le célèbre fromage a été créé en 1791 par Marie Harel, une habitante du village normand de Camembert qui adapta une recette de brie apprise auprès d’un prêtre se cachant sous la Révolution française.
Identifiable à sa caractéristique boîte ronde en bois, « c’est le fromage le plus connu au monde », assène Mme Richez-Lerouge. « Pendant la guerre de 14-18, les poilus mangeaient du camembert dans les tranchées, c’est pour ça que les Américains le connaissent bien. C’était la nourriture des soldats », explique-t-elle.
Mais c’est seulement en 1982 que le gouvernement a régulé sa production, avec notamment les cinq moulages à la louche obligatoires, et au moins trois semaines d’affinage. Des règles qui n’empêchent pas cependant les géants laitiers d’inonder le marché en utilisant le terme générique de « camembert ».
L’AOP comporte désormais moins de dix producteurs, fabriquant 5.500 tonnes de fromage par an, contre 60.000 tonnes pour les produits génériques coûtant la moitié du prix.
« Tout le monde ne peut pas se payer un camembert à 3,50 euros ou plus », fait remarquer la sénatrice normande Nathalie Goulet, partisane du changement de label.
« Comment pouvez-vous espérer qu’un petit producteur qui fabrique à la main, sans lésiner sur la qualité, puisse survivre ? Ce fromage a un prix », rétorque Bronwen Percival, acheteuse pour le célèbre fromager londonien Neal’s Yard. « Ce n’est pas qu’il n’y a pas de place dans le monde pour un camembert pasteurisé, il y en a, absolument. Simplement, ne l’appelez pas camembert », résume-t-elle.
La controverse ne risque pas de s’éteindre avant le vote sur la nouvelle AOP, prévu en novembre, de l’Institut national de l’origine et de la qualité (INAO). S’il est approuvé, le plan devra ensuite recevoir l’aval de Bruxelles.