Illustration: « Nuage de mots » réalisé par l’application « WordCloud / © mangeonsbien.com
« Produits du terroir » ou « produits de terroir », voilà une expression devenue très à la mode en Tunisie. Des géants de l’industrie agroalimentaires jusqu’aux petits artisans locaux, ce « label » est désormais l’argument de vente « number one » au pays de Magon.
Cependant, dans nos contrées, le terroir est un terme que l’on retrouve partout qu’il a fini par être vidé de son sens voire dépouillé de son âme.
Si l’appellation « terroir » nous vient tout droit de l’Hexagone (la partie continentale de la France métropolitaine-ndlr); il n’a quasiment pas d’équivalent sous d’autres ceux, y compris dans les pays d’Europe du Sud ou de l’Afrique du Nord, pourtant culturellement et linguistiquement proches.
En Espagne, on parle de « productos de la tierra », produits « de la terre » et en Italie des produits « nostrale » ou « tipici », « de chez nous » ou « typiques », selon Laurence Bérard et Philippe Marchenay, auteurs du livre « Les produits de terroir : entre cultures et règlements » (CNRS ÉDITIONS).
En Tunisie, on traite ce genre de produits comme un produit « beldi » (local) ou « zemni » (c-à-d le fruit d’un processus traditionnel et ancestral).
Signalé dès le début du XIIIe siècle, plus précisément à partir de 1229, le « terroir » est un mot qui prend racine dans le latin populaire « territorium », selon A.Rey [Dictionnaire historique de la Langue française, 1994] : « Il est d’abord synonyme d’espace, de terre, de territoire, dont il serait une altération. »
Du point de vue géographique, le terroir est un espace approprié à une communauté humaine [1]. C’est également, une typicité des produits, une spécificité du projet de développement local, et une recherche d’identité locale [2], cet espace délimité, est fondé sur un ensemble distinctifs de traits culturels, de pratiques et de savoirs nés d’une interaction entre les facteurs humains et le milieu naturel à la fois, ce qui permet une reconnaissance des produits ou services originaires de cet espace et donc des hommes qui y vivent. Cet espace vivable a une spécificité culturelle, sociale et économique unique. les approches spatiales du terroir [3] classe les terres en zones homogènes qui se caractérisent par une agro-écologie commune telles que le climat, la topographie, la géologie et le sol [4].
« Mais, si le mot garde ce sens jusqu’au XVIIIe siècle, il désigne également, dès le XIIIe, la terre considérée du point de vue de ses aptitudes agricoles et plus particulièrement le sol apte à la culture de la vigne. Au milieu du XVIe siècle, il entre dans l’expression « goût de terroir » à propos d’un vin, puis s’applique par métaphore à un homme qui a les qualités et les défauts que l’on attribue aux gens de son pays. Le concept va se préciser scientifiquement dès la fin du XIXe dans le cadre de l’émergence de la pédologie, instaurant la notion de vocation des sols. Cette science, créée en Russie en 1879, fut introduite en France par Albert Demolon en 1934. (…) Le terroir est alors donné comme immanent. Il est préexistant à l’homme qui ne fait qu’en révéler les potentialités. », lit-on dans l’ouvrage « Les produits de terroir : entre cultures et règlements » (CNRS ÉDITIONS) de Laurence Bérard et Philippe Marchenay.
De son côté, La charte des terroirs qui a été publiée par l’UNESCO en 2005 résume « le Terroir comme un espace géographique délimité défini à partir d’une communauté humaine qui construit au cours de son histoire un ensemble de traits culturels distinctifs, de savoirs et de pratiques fondés sur un système d’interactions entre le milieu naturel et les facteurs humains. Les savoir-faire mis en jeu révèlent une originalité, confèrent une typicité et permettent. Les terroirs sont des espaces vivants et innovants qui ne peuvent être assimilés à la seule tradition ».
« Le terroir apparaît comme un concept polysémique. Selon qu’il comprend ou non la dimension humaine, il renvoie à l’épaisseur du temps et donne un autre sens à la relation au lieu. Cette ambiguïté – inhérente au terme – se retrouve dans l’expression « produit de terroir », qui fait référence aussi bien à un produit fabriqué en un lieu qu’à un produit associé à ce lieu. La profondeur historique, d’une part, intégrant l’accumulation et la transmission d’un savoir-faire et l’inscription de la production dans une communauté, d’autre part, font la différence », ajoutent Laurence Bérard et Philippe Marchenay.
Bref, pour parler simple : un produit de terroir n’est autre qu’une matière première typiquement locale, parfois endémique, qui est transformée selon des méthodes ancestrales et des rituels ethniques en un produit particulier qui a du sens dans son environnement géographique et son espace culturel. C’est en quelque sorte la quintessence d’un écosystème qui atterrit sur nos tables pour enchanter nos papilles par un savoir-faire communautaire et un art de vivre identitaire !
Nonobstant, ces derniers temps, la « terroirmania » nous a offert une orgie d’évènements et de manifestations (concours, médailles, trophées, festivals, salons, livres, etc.) sur tout le territoire tunisien pour ne pas dire une multitude d’initiatives publiques et privées subventionnées par des ONG et des donateurs internationaux ou des agences de coopération et de développement relevant de chancelleries étrangères : des opérations qui se chiffrent en centaines de millions de nos dinars.
Vive le « soft power » diplomatique de nos amis et alliés du Vieux Continent !
Il est vrai qu’en ces temps de vaches maigres, personne ne peut refuser la manne des aides étrangères pour venir en aide aux petits artisans et producteurs de patelins agricoles en développant un audacieux « projet d’accès aux marchés des produits agroalimentaires et de terroir » (phase 1 & 2) et en mettant en place, récemment, une ambitieuse « route culinaire » valorisant l’offre gastronomique dans nos régions.
Néanmoins, ce florilège d’initiatives ont tendance à se mélanger les pinceaux entre :
- Produits du terroir,
- Produits locaux,
- Produits régionaux,
- Et produits traditionnels.
Pis encore, certaines âmes savantes ont eu le « génie » de cataloguer des produits naturels (Ex: le poulpe péché sur les rivages de l’archipel de Kerkennah) ou des produits inspirés de terroirs français ou italiens (Ex: fromages du Nord-Ouest) voire même des produits naturels (Ex: les dattes du Sud-Ouest et l’olive du Centre et du Daher) comme des produits du terroir : ce qu’on appelle banalisation de concepts pour ne pas dire une « chakchouka » bien tunisienne !
Il faut dire qu’à défaut de labels de qualité — AOP (Appellation d’origine protégée : son équivalent en Italie, le DOP, « Denominazione di Origine Protetta »), AOC (Appellation d’origine contrôlée), IGP (Intégration géographique protégée), STG (Spécialité traditionnelle garantie), AB (Agriculture biologique), Label Rouge, etc. — dans l’alimentation qui garantissent aux consommateurx la provenance d’un produit alimentaire, on ne peut parler correctement de produits du terroir.
Sinon, n’est-il pas venu le temps de retirer le chapiteau du cirque (institutionnel) des initiatives galvaudant l’expression « produits du terroir » et faisant de cette dernière un fourre-tout folklorique?
« Enough is enough », crie le flegme britannique.
À bon entendeur, salut !
Sources :
[1] F. CASABIANCA, B. SYLVANDER, Y. NOEL, C. BERANGER, J. B. COULlON, and G. F. G. GIRAUD, “Terroir et Typicité : Propositions de définitions pour deux notions essentielles à l’appréhension des Indications Géographiques et du développement durable.,” in VIe Congrès international sur les terroirs viticoles, Bordeaux-Montpellier, 2-8 JUILLET 2006, 2011, no. January, pp. 1–18.
[2] A. DELOIRE, “Unravelling the terroir mystique – an agro-socio- economic perspective.,” CAB Rev. Perspect. Agric. Vet. Sci. Nutr. Nat. Resour., vol. 3, no. 032, JUN. 2008, doi: 10.1079/PAVSNNR20083032.
[3] E. VAUDOUR, “The Quality of Grapes and Wine in Relation to Geography: Notions of Terroir at Various Scales,” J. Wine Res., vol. 13, no. 2, pp. 117–141, AUG.2002, doi: 10.1080/0957126022000017981.
[4] P. PREVOST, “L ’« APPROCHE TERROIR » : POUR UNE DEMARCHE DE RECHERCHE-FORMATION- The » terroir approach « : for research-training-action method,” Emilie COUDEL, Hubert DEVAUTOUR, Christophe- Toussaint SOULARD, Bernard HUBERT. ISDA 2010, JUN 2010, Montpellier, Fr. Cirad-Inra- SupAgro, 12 p., 2010. <hal-00526986> HAL, pp. 1–12, 2010.