Les temps des Mauves: (ac)cueillons la « Khobbiza »!

Crédit photo: Anis KALAI – © mangeonsbien.com


À l’invitation de mon jeune collègue et ami Abdel Aziz Hali, je rejoins ce jour l’équipe de « mangeons bien ». Je le fais parce que, par-delà l’intitulé du site et ce qu’il suggère, en toile de fond, comme « philosophie » de la vie en un temps caractérisé par des tensions multiformes et continues qui nous font perdre tous les repères, j’ai toujours été préoccupé par des considérations d’authenticité, de préservation et de mise en valeur de notre patrimoine civilisationnel sur lequel repose notre identité nationale, en matière d’alimentation, entre autres.

Ce souci s’est traduit dès le début de ma carrière journalistique, qui remonte à 1975, par la tentative d’entretenir une rubrique hebdomadaire consacrée à la cuisine sous l’angle patrimonial. Et il m’a accompagné tout le long de mes pérégrinations professionnelles. Et, comme entrée -légère- en matière sur cette nouvelle plateforme, je ne saurai ne pas évoquer une anecdote qui résume à la fois mon approche du fait culinaire tunisien et l’état d’esprit qui prévalait dans l’opinion, en particulier à l’égard des produits du terroir. Cela s’est passé durant l’hiver 1987.

Au cours d’une « vadrouille » dans le gouvernorat de Siliana, alors récemment créé, un miens ami du cru m’a servi de  cicérone pour la découverte de certains sites historiques de la région. Chemin faisant, il m’a recommandé de revenir dans son fief au printemps pour des découvertes d’un autre genre, celle des légumes sauvages. Et de se mettre à me citer des plantes comme surgies de nulle part : la « Khobbiza » (la Grande mauve, dite aussi « Mauve sylvestre » ou « Mauve des bois » ou « Bequoula » en arabe ou « Tibi » en berbère -ndlr) certes moins méconnue que les autres « bou haliba », « grine jdey », « bossila », « yazoul » (« ail des ours », dit aussi « ail sauvage » – ndlr), etc. mais plutôt sous-estimée, sinon méprisée pour sa présumée indigence gustative et sa pauvreté nutritive, sans parler, bien entendu, du cardon sauvage, du fenouil de même espèce, etc.

 

La plante des mauves, appelée « Khobbiza » sous nos cieux (Source Photo: Les jardins de sortilège)

 

De tout cela, affirmait mon guide non sans fierté, « je pourrai te concocter un repas succulent et varié. » A ce moment-là, j’ai perçu un certain raidissement chez mon chauffeur. Sur le chemin du retour, j’ai titillé ce dernier pour connaître les raisons de sa crispation antérieure. Il m’a alors asséné une réponse qui m’a laissé coi :

« Si ce n’était le respect que je te dois, je l’aurais rossé, ton ami. »

Et pour quelle raison, donc ?

« Parce que ces plantes, chez nous, à la campagne, on les donne aux bêtes, pas aux humains ! »

Bien sûr que ce n’est pas vrai. Je le savais aussi bien que lui, moi qui, né en ville, de parents et de grands parents nés en ville, dans mon enfance, j’ai mangé de la mauve (Khobbiza) en sauce. Et j’aimais beaucoup ! Je l’ai dit à mon chauffeur qui s’est emmuré dans le silence.

Parvenus pas loin de Tunis, du côté de la M’hammedia, le chauffeur se range sur le bas-côté, au pied des aqueducs.

« Tu es sûr que tu aimes beaucoup la khobbiza ? ».

Parfaitement, lui dis-je. Il me dit :

« On va en cueillir ; il y en a de belles par ici. Tu les donneras à ta femme pour qu’elle les prépare. Et tu m’en ramèneras au journal. »

Je lui appris alors que je le ferais bien volontiers si mon épouse savait les préparer. Ce qui n’est pas le cas. « Je te donnerai la recette ».

 

Un plat de ‘Khobbiza’ (Source: tounisa.net)

 

Banco ! Et, pendant que je cueillais les tiges de mauve comme on le ferait avec des fleurs, mon chauffeur les fauchait par brassées, accumulant en un temps record une montagne de cette plante litigieuse.

Ma femme réussit brillamment l’épreuve. Le surlendemain je ramenais à mon chauffeur une généreuse gamelle de la préparation. Quand je lui tendis le récipient, il me demanda ce que c’était. Il n’avait pas cru en ma promesse et l’avait complètement oubliée. « La Khobbiza, pardi ! ». 

Il n’en revenait pas. Après la pause-déjeuner, il revint discrètement vers moi pour m’annoncer que c’était délicieux, que ses collègues l’avaient beaucoup aimée. Mais, ajouta-t-il, j’ai pris soin de ne pas leur dire d’où ça venait. Je l’ai remercié de son tact. Quelques jours plus tard, je relatais cette péripétie dans ma rubrique hebdomadaire. J’ai alors vu venir mon chauffeur dans tous ses états pour me faire des remontrances :

« Moi, qui voulais préserver ton anonymat et te voilà qui étales ça dans le journal… ».


 

4 Commentaires sur “Les temps des Mauves: (ac)cueillons la « Khobbiza »!

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