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Née dans la communauté grecque d’Istanbul, l’écrivaine Soula Boze raconte les saveurs qui l’accompagnent depuis l’enfance. Quoique relevant d’une époque révolue, elles subsistent, européanisées, dans la cuisine grecque actuelle.
Par Soula Boze [1], [2] / LIFO (extraits), Athènes
Je suis née et j’ai grandi comme mes parents dans la belle Bakirköy, une banlieue balnéaire idyllique de de « La Ville » [ainsi que les Grecs surnomment Istanbul depuis le temps où elle s’appelait Constantinople, soit “la ville de Constantin”, en grec]. À cette époque, Bakirköy comptait environ 15 000 habitants, une forte communauté de Grecs, d’Arméniens et de Juifs, avec plusieurs vieilles demeures où vivaient au début du XXe siècle d’anciennes familles ottomanes. Il y avait, dispersés le long des rues, des manoirs en bois à deux ou trois étages et au jardin fleuri. Nous vivions dans une telle maison, avec un immense jardin dont les 50 arbres fruitiers étaient entourés de rosiers.
J’ai de bons souvenirs de mon enfance, d’autres plus stressants. Enfant, j’adorais les légumes et les soupes. Parce que le climat de la ville était froid – le froid commence en octobre et dure jusqu’en avril –, la soupe était indispensable sur la table. Mon père était vieux jeu et autoritaire. Quand nous nous asseyions autour de la table et que le plat ou la soupière arrivait, c’est lui qui servait, car il voulait attribuer à chacun la quantité qu’il voulait.
Je me souviens de cette fois où de la soupe au poulet était au menu. Quand mon tour est venu, je lui ai dit à voix basse : “Mettez-en un peu”, car le plat suivant devait être du poulet avec du pilaf. Il m’a répondu : “Non ! Vous mangerez beaucoup !”, et m’a servie à pleine louche. J’ai osé rétorquer : “Non, je ne mangerai pas !”, et il m’a punie, il m’a envoyée dans ma chambre. Mais il ne savait pas que cette punition était ma préférée, car j’étais un rat de bibliothèque invétéré depuis le début de l’école primaire.
Dans les maisons grecques, lors de fêtes ou en cas de visite, il paraissait inconcevable de proposer un verre d’ouzo ou de vin sans l’accompagner de mezze [des assortiments de hors-d’œuvre]. Leur choix dépendait de l’ingéniosité, de l’humeur et du temps dont disposait la maîtresse de maison pour confectionner feuilletés, farces, maquereaux farcis (un mets oublié de nos jours), rate farcie et autres collations qui témoigneraient de son talent. La famille de ma mère venait de Thrace [une région balkanique aujourd’hui partagée entre la Grèce, la Turquie et la Bulgarie], et ma grand-mère Dorothée préparait la plus belle rate du monde.
Côté paternel, ma grand-mère Theognosia était redoutée par les hommes de la famille. Elle était illettrée mais très intelligente. Elle avait son propre système pour calculer l’argent des courses, traçant une ligne sur le mur et notant. Nous pensions qu’elle dessinait, mais elle faisait les comptes. Elle cuisinait les mets simples de son enfance en Cappadoce [dans le centre de l’actuelle Turquie].
Elle suivait tous les jeûnes de l’année, quarante jours à Pâques, à Noël et en été [le carême des apôtres, après la Pentecôte, dans la tradition orthodoxe]. Elle préparait des légumineuses, des haricots et des lentilles bouillies, ainsi que quelque chose de très étrange, que je n’ai vu que chez elle : elle pétrissait du fenugrec, du pain et du poivron rouge pour en faire des boulettes qu’elle faisait sécher sur le toit de sa maison. En période de jeûne, elle en coupait un morceau pour l’étaler sur du pain.
Elle préparait aussi du pilaf d’avoine. Pas de riz, parce que le riz, il fallait l’acheter. Ce que je trouvais incroyable, c’étaient les oiseaux. Elle montait sur le toit, où venaient les pigeons, les attrapait, leur coupait la tête puis descendait, les plumait et les faisait cuire avec du gruau d’avoine, sans tomates. Ils n’avaient pas de tomates en Cappadoce. Mais ils avaient du miel, du fromage blanc et du très bon beurre.
Dans toutes les maisons grecques, les femmes cuisinaient toute la journée. Le soir, dès que la famille se levait de table, la première chose qu’elles disaient, c’était : “Demain, qu’est-ce qu’on va préparer ?” Bien sûr, il faut garder à l’esprit que les femmes ne travaillaient pas et que cuisiner était un moyen de passer le temps, à préparer de bons repas ou des desserts, gâteaux et pâtisseries. Mais même celles qui travaillaient comme tailleuses, brodeuses ou femmes de ménage faisaient la cuisine tous les jours. Dans la maison de mon père, comme dans la plupart des familles, il n’y avait pas de livres de cuisine. Ils ne servaient à rien. Toutes les femmes cuisinaient à merveille, comme ma mère.
Mets intemporels
Ma famille entretenait des relations sociales avec tout le monde. C’étaient des gens hospitaliers. Lors des grandes fêtes turques, nous rendions visite à nos amis turcs, tout comme eux nous rendaient visite pour Noël ou Pâques, et nous nous échangions bonbons traditionnels et tartes. Plus tard, quand j’ai fondé ma propre famille, nos amis de cœur étaient turcs, juifs, arméniens…
De nombreux plats, comme ceux mêlant légumes et agneau ou bœuf cuits au beurre, les farcis de viande ou de riz, les feuilletés au fromage, les tartes à la viande ou aux épinards, ou encore les bougatses [des feuilletés à la crème de cannelle], existent à la fois dans la cuisine turque et dans la cuisine grecque d’Istanbul. Mais les Turcs préfèrent manger les fruits confits au petit déjeuner. Quant à expliquer le nom “Imam Bayildi” [une aubergine farcie de petits légumes], ma théorie est la suivante : alors que les Turcs n’avaient pas l’habitude de cuisiner à l’huile olive, une Grecque d’Istanbul a dû, un jour, farcir une aubergine d’oignons, d’ail, de persil, de sel, de poivre et de cannelle, et en offrir une assiette à sa voisine turque. Le mari de cette dernière, qui était imam, s’est évanoui de plaisir en la dégustant. C’était répandu, et ça l’est encore, d’offrir une assiette à vos voisins quand ce que vous cuisinez embaume jusque dans leur maison.
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J’ai la nostalgie de la nourriture et des hors-d’œuvre que ma mère préparait et que je cuisine encore aujourd’hui, mais à son époque, tous les produits étaient biologiques. J’ai la nostalgie du turbot de la mer Noire au goût unique, malheureuse- ment presque disparu maintenant, ainsi que des loukoums que la grande confiserie Hadji Bekir proposait en hiver.
Je pense que la nourriture est intemporelle. Les friandises que nous avons goûtées autrefois chez nos grands-mères, mère, tantes et voisines nous relient au passé. Chaque fois que nous les goûtons à nouveau, elles nous rappellent des personnes que nous aimions et aimons. Éveillés par l’odorat, le goût et la vue, ces souvenirs de nos proches et des moments que nous avons partagés à table nous procurent une joie indicible.
La cuisine grecque stambouliote s’est forgé en Grèce une réputation légendaire. Et la légende contient toujours son lot de mythes. On me demande souvent si j’ai déjà préparé les plats que je présente dans mes livres de cuisine, et je dois reconnaître que je trouve ces questions surprenantes. Je n’ai jamais été une femme au foyer, mais nous n’avons jamais mangé, et nous ne mangerons jamais, de plats tout préparés. J’ai toujours cuisiné.
Un matin, j’étais au téléphone avec une amie d’Istanbul et je lui ai dit : “Je te laisse car j’ai du travail pour ce soir, j’ai des invités.” Elle me demande : “Pourquoi ? Vous avez un anniversaire, une fête ?” Quand je lui réponds par la négative, elle enchaîne : “Pourquoi n’allez-vous pas au restaurant ?” La tradition de passer aux fourneaux pour des invités se perd, comme celle de cuisiner par amour ou d’ouvrir sa maison… Les restaurants sont sans doute meilleurs aujourd’hui que par le passé, mais l’expérience qu’ils proposent est incomparable avec celle de recevoir chez soi. Se retrouver autour d’une table pour manger mais aussi parler, rire, bavarder sont les moments les plus heureux de l’existence.
Je crois que la cuisine grecque stambouliote présente une continuité depuis l’époque romaine, et même celle de Byzance [le nom de la colonie grecque qui est ensuite devenue Constantinople, puis Istanbul], en raison de la situation géographique de la ville, le long de la route maritime [le détroit du Bosphore] qu’empruntent une grande variété et une grande quantité de poissons, entre Méditerranée et mer Noire. Mais depuis la fin des années 1990, la pollution et les pratiques de pêche destructrices viennent briser cette continuité.
En tant que fille d’Istanbul, permettez-moi de souligner une chose assez importante : la cuisine grecque locale appartient désormais à l’histoire, de la même façon qu’il ne reste qu’une poignée de Grecs dans cette ville de 20 millions d’habitants. Il n’y a plus là-bas un seul restaurant où manger ces plats. Les nouveaux résidents ont apporté leurs propres traditions du sud-est de la Turquie.
Après Istanbul, les saveurs de la mer m’ont rejointe à Athènes. Je suis très heureuse que la mer Égée continue de nous offrir ses rougets, ses sardines, ses anchois, ses maquereaux, ses crabes, ses calamars et même ses homards. À Athènes, dans les années 1990, j’ai ressenti pour la première fois le besoin d’écrire un livre de cuisine. Jusque-là, je n’en avais jamais feuilleté aucun. Mais certains plats, ici [côté grec], me sont apparus différents de leur recette originale. La skordalia [purée à l’ail], par exemple, se composait selon moi d’un peu de pain rassis, d’ail écrasé, de noix ou d’amandes [en poudre] et d’huile. Je l’ai retrouvée en Grèce sous forme de purée de pommes de terre, d’ail écrasé et d’huile.
De même, la fameuse moussaka – un plat populaire arrivé au XIe siècle de Perse – se cuisine [à Istanbul] avec des aubergines, des courgettes, des pommes de terre, des choux ou des poireaux, ainsi qu’avec de l’oignon et de la viande hachée. À Athènes, je l’ai découverte européanisée : une base de pommes de terre coupées en tranches, des aubergines et de la viande hachée frites avec de l’oignon, et au-dessus, cinq à six centimètres de belle béchamel avec du fromage. Le plat est délicieux et copieux pour les Grecs comme pour les étrangers, mais ce n’est pas la moussaka telle qu’elle est préparée sous sa forme originale dans tout l’Orient.
Nous sommes à la croisée des cultures entre trois continents. Les cuisines grecques et turques ont historiquement subi des influences orientales et occidentales. Les raviolis en sont un exemple frappant : au XIIe siècle, Marco Polo est revenu de Chine où il avait essayé le mantu, devenu au Moyen-Orient “manti” et en Occident “ravioli”.
Après la “grande catastrophe” de 1922 [comme on appelle en Grèce le dénouement de la guerre gréco-turque, voir encadré], le traité de Lausanne, signé en 1923, a contraint les populations chrétiennes d’Asie Mineure et une partie de celles de Constantinople à quitter leurs foyers ancestraux. Malgré le rejet et la dévalorisation qu’ils ont subis pendant leurs premières années en tant que réfugiés, les Micrasiates [le nom donné aux Grecs de Turquie] ont ramené en Grèce une riche tradition culturelle. Ils ont enrichi le noyau de la cuisine grecque simple et moderne avec de nouvelles coutumes, recettes et attitudes autour du rituel de la table.
S.B.
[1] UNE GRECQUE D’ASIE MINEURE
Née à Istanbul et installée à Athènes depuis 1980, Soula Boze est une écrivaine spécialiste du fait culturel. Elle descend d’une lignée de Grecs d’Asie Mineure, aussi appelés Micrasiates : des chrétiens orthodoxes installés depuis des siècles en Anatolie. Leur nombre, qui a pu atteindre le million de personnes, s’est beaucoup réduit après la guerre gréco-turque de 1919-1922 qui, menée sur les décombres de l’Empire ottoman, a opposé les Grecs et les nationalistes turcs. Emmenés par Mustafa Kemal, le père de la Turquie moderne, ces derniers ont reconquis des territoires d’Asie Mineure et de Thrace orientale que les Alliés avaient cédés aux Hellènes en 1920. En 1923, le traité de Lausanne a officialisé leur victoire. Un million et demi de chrétiens d’Anatolie sont alors expulsés vers la Grèce, 500 000 musulmans d’Épire et de Macédoine font le chemin inverse.
[2] DES MOTS SAVOUREUX
Soula Boze a publié plusieurs ouvrages portant sur les coutumes et traditions des Micrasiates. Le dernier, paru au printemps 2021 et pour l’instant inédit en français, porte sur “la culture culinaire
des Grecs d’Istanbul et d’Asie Mineure”. Sa publication a été saluée par le quotidien athénien I Kathimerini, séduit par l’évocation de la gastronomie comme “un fil qui unit les saisons, les lieux et les générations”.
Soula Boze “met en lumière des histoires méconnues, nous présente des produits, leur mode de préparation ou de conservation, et nous remet en mémoire des mots oubliés qui viennent enrichir notre lexique du goût”. C’est en écho à cet ouvrage que l’écrivaine a livré à l’hebdomadaire LIFO.