Photo : © Isaac Broune / UM News
Depuis le 27 juillet 2023, « l’Attiéké des lagunes » — référence et grand classique de la cuisine ivoirienne — possède son « Indication géographique protégée » (IGP) : une labélisation de l’Organisation africaine de la propriété intellectuelle (OAPI), obtenue avec le soutien de l’Agence française de développement (AFD). « Mangeons bien » vous propose une immersion dans les origines et les spécificités socioculturelles ainsi que le processus de fabrication de ce marqueur identitaire des peuples lagunaires — Avikam, Alladjan, Adjoukrou et Ebrié –, géographiquement localisés dans la partie Sud de la « terre d’Éburnie » (ancienne appellation de la Côte d’Ivoire).
Au-delà d’une tradition culinaire, « l’Attiéké » représente une partie importante de l’identité culturelle ivoirienne. Outre son apport nutritif, cette semoule produite de tubercules de manioc fermenté [1], [8] et cuite à la vapeur [10] joue un rôle central dans leur vie sociale et fait appel à un savoir-faire spécifique territorialisé, qui se transmet des ainés aux plus jeunes générations depuis des temps immémoriaux [9]. C’est l’aliment de base des peuples lagunaires, principalement des sous-groupes Avikam, Alladjan, Ebrié, et Adjoukrou depuis des temps immémoriaux.
Avec 450.000 tonnes et un chiffre d’affaire de 70 milliard francs CFA par an, il est l’aliment à base de manioc le plus consommé en Côte d’Ivoire [9]. Sa production occupe aujourd’hui plus de 100.000 personnes à travers le pays, avec une nette concentration dans le Sud.
Dans le district d’Abidjan où la consommation est plus importante en raison de sa taille démographique (21,5% de la population nationale) [13], certaines appellations d’origine comme « l’Attiéké » de Dabou, « l’Attiéké » de Grand-Lahou et « l’Agbodjama » sont très représentées sur le marché et orientent le choix de plusieurs consommateurs [2].
Bien avant l’obtention du label « IGP », la notoriété de « l’Attiéké » des peuples lagunaires ne laisse personne indifférent au pays de Félix Houphouët-Boigny.
I – Les origines du manioc
Le manioc (Manihot Esculenta Crantz ou Jatropha Manihot L.) qui est la matière première de « l’Attiéké » est une plante sous-frutescente de la famille des Euphorbiacées, duquel les indiens indigènes tiraient leur nourriture végétale [10], [14].
Il semble avoir été introduit en Afrique par les portugais Sao Tome et Fernando Po vers la fin du XVIe siècle [7] en provenance du Brésil.
En Côte d’Ivoire, le manioc a été introduit par les populations immigrantes Akan venant du Sud du Ghana, notamment les Abouré et les Alladjan [3], il est appelé:
- « Azou/Vêdê », en Avikam
- « Ankoi », en Alladjan
- « Egb », en Adjoukrou
- « Ahi », en Ebrié
☛ Toutes ces appellation désignent le mot « nourriture ».
Il est à signaler que le manioc se mangeait d’abord cru (pour les variétés douces) et c’est au fil des ans que l’idée de le transformer fut pensée, selon M. ZAKPA N’guessan Emmanuel, Chef du village de Grand-Lahou [9].
II – D’où vient l’appellation « Attiéké » ?
Après la découverte du manioc comme nourriture, les ancêtres des peuples lagunaires se rendirent compte que le produit avait une durée de conservation relativement longue (1-2 semaine) en comparaison aux autres mets qui étaient consommés [9] :
- Chez le peuple Avikam, lors des repas d’ensemble comme le veut la coutume, certains émettaient le vœu d’en garder pour le lendemain d’où son appellation originelle « on tchêkê » (« mettez de côté », en français).
☛ L’appellation « Attiéké » n’est donc qu’une appellation francisée de l’expression « on tchêkê ».
- Quant au peuple Adjoukrou originaire de Dabou, l’appellation « Attiéké » est partie d’une déformation du mot « Watchêkê » qui veut dire « attend un peu ».
☛ Ce furent les propos d’une productrice de « l’Attiéké » à l’attention d’un colon. Ce dernier voulut savoir le nom du produit qui était en cours de préparation. Ne comprenant pas le français, la productrice a pensé que le colon exprimait le désir d’en consommer. « L’Attiéké » n’ayant pas encore atteint la cuisson définitive, elle voulut tout simplement dire au colon de patienter.
- Pour le peuple Ebrié, l’appellation « Attiéké » vient d’une déformation linguistique du mot « Adjê ekê » qui veut dire « ce qui est destiné à la vente ».
☛ Cette appellation a été adoptée au regard du potentiel marchand de « l’Attiéké ».
- Le peuple Alladjan n’a certes pas d’histoire propre à l’appellation « Attiéké », mais son savoir-faire et les faits culturels vis-à-vis de ce mets sont similaires à ceux des Avikam de Grand-Lahou avec qui, ils entretiennent d’importantes relations culturelles en plus de leur proximité géographique.
Ces légendes urbaines et rurales autour de la genèse du mot « Attiéké » nous montrent l’enracinement de ce mets à travers la diversité ethnique et tribale au « pays de l’Éburnie ».
III – Un mets consommé au cours des fêtes et des cérémonies funéraires
Au Sud de la République de Côte d’Ivoire (RCI), « l’Attiéké » est le principal mets consommé au cours de toutes les célébrations et les recueillements solennels à l’image comme des mariages traditionnels, des fêtes de génération, des baptêmes (naissances) et des cérémonies et rites funéraires :
- Chez les Adjoukrou, il s’accompagne d’une sauce traditionnelle et le mets complet est appelé « Soum’redi ».
- Tandis que les Ebriés le préfèrent coloré à l’huile rouge de palme avec « Ahi pan » comme appellation du mets.
- Quant aux peuple Avikam et Alladjan, ils consomment l’ »Attiéké » avec une sauce à base de farine de manioc séchée et grillée, le mets étant respectivement appelé « Agbi Tchôsson » et « Ankoi kinchi ».
IV – Les étapes de préparation de « l’Attiéké des lagunes »
La particularité de « l’Attiéké des lagunes » se situe au niveau d’un savoir-faire observé à travers le procédé de production et le matériel utilisé. Deux procédés ont été observés selon le type de produit final (voir organigramme ci-dessous).
1- Épluchage et lavage du manioc
L’épluchage et le lavage du manioc sont les toutes premières étapes de la production de « l’Attiéké ».
Un accent particulier est mis sur le lavage ; il est observé autant de fois pour se rassurer d’avoir débarrassé les tubercules de toute impureté [9].
2- Ajout de ferment
La préparation du ferment est également cruciale dans le procédé de production d’un « Attiéké » de qualité. Ce dernier se compose de quelques tubercules (trois à quatre) de manioc (non épluchés) cuits à la braise, qui sont ensuite emballés dans des sacs ou des morceaux de pagne, puis conservés pendant quatre à cinq jours dans un endroit peu aéré, de sorte à subir l’effet de la chaleur et entamer son processus de décomposition. Au bout de la durée de conservation, les tubercules sont retirés, épluchés, lavés et découpés. Il y est ajouté de l’huile rouge de palme, le tout joint aux tubercules de manioc frais lavés et découpés avant l’étape de broyage [9].
3- Le séchage
À côté de la production du ferment, le grainage, le séchage et le vannage sont des étapes aussi importantes pour obtenir un produit typique. Avec une bonne étape de grainage, les grains obtenus sont durs, ce qui favorise la conservation de « l’Attiéké » sur une longue durée (1 à 2 semaines). Le séchage favorise également le durcissement des grains [9].
4- Le vannage
Le vannage quant à lui permet de débarrasser la semoule de toutes les fibres pouvant entacher certains paramètres organoleptiques et hygiéniques du produit final.
☛ Une semoule non vannée produit un « Attiéké » beaucoup fibreux et poudreux avec une durée de conservation très réduite (2 à 3 jours). Un tel produit n’est pas assez compétitif pour le marché de niche que visent les IG [9].
À Grand-Lahou et Jacqueville, les séances de vannage se font sur le rivage de l’océan atlantique ; le vent du littoral reste de ce fait un atout pour eux. Les productrices d’« Attiéké » de ces deux départements ajoutaient autrefois l’eau de mer à la pâte de manioc avant l’essorage pour, disent-ils, rehausser le goût de « l’Attiéké » [9].
5- « L’Attiéké » abidjanais
Au niveau du produit final, différents types d’« Attiéké » sont observés.
En effet, Abidjan produit trois sous-variantes (voir : organigramme ci-dessus) [9]:
- « Agbodjama », un « Attiéké » composé d’un mélange de gros grains et de grains moyens
- « N’tonien », un « Attiéké » de petits grains
- « Ahité », un « Attiéké » de grains fins.
Dans les autres départements, le produit final se caractérise par un mélange des grains (petits, moyens et gros). Dans l’imaginaire populaire, une différence de qualité des « Attiékés » est observée en Côte d’Ivoire.
6- L’écuelle en bois et la couscoussière en terre cuite
En effet, les « Attiékés » produits par les Lagunaires (Avikam, Alladjan, Adjoukrou et Ebrié) au Grand-Lahou, Dabou et Jacqueville ont une qualité supérieure à ceux des autres zones géographiques. Cette qualité est le fruit des étapes (grainage, vannage) observées et le soin accordé à chacune de ces étapes. Le lien à l’origine et la typicité qui caractérisent « l’Attiéké » des lagunes reposent aussi sur le matériel de production utilisé [9].
Il s’agit des écuelles en bois et des couscoussières en terre cuite fabriquées de façon artisanale, respectivement pour le grainage et la préparation (cuisson) de ce mets :
- L’écuelle favoriserait en effet l’absorption d’eau de la pâte de manioc, assurant ainsi le durcissement et la résistibilité des grains d’« Attiéké »
- La couscoussière permet une cuisson à point probablement par une diffusion homogène de la chaleur et assurerait au produit un goût différent de celui des couscoussières en aluminium ou en fer utilisées dans la production d’ « Attiéké » de type « Garba » qui lui est un sous-produit de qualité médiocre.
☛ Du point de vue organoleptique, « l’Attiéké » lagunes présente une texture non collante. Au niveau du goût, il est légèrement acidulé avec une bonne odeur. Les fibres y sont absentes, avec une bonne granulométrie.
V – Ancrage culturel
A côté du savoir-faire, l’ancrage culturel de « l’Attiéké » des lagunes se justifie aussi par le fait que produire un « Attiéké » de mauvaise qualité est un opprobre pour la productrice, car nul ne voudra en consommer.
Une productrice qui fait un « Attiéké » de mauvaise qualité est perçue comme une femme n’ayant pas été bien socialisée. C’est ce que soutient l’un des natifs de Grand-Lahou en ces termes :
« Même ici, quand elles vont faire le commerce d’« Attiéké » elles ne mettent pas les fibres là-dedans parce que ça fait une honte pour la femme qui sait pas faire « l’Attiéké »; elle a honte quand elle va sortir avec son « Attiéké » ou bien donner à son enfant’ » (K. Ph. KOUAKOU et al., 2023, p.65).
De ce fait, chaque mère veille avec soin à la transmission du savoir-faire à sa progéniture.
Indépendamment du label « Intégration géographique protégé » (IGP), à Grand-Lahou, Jacqueville et Dabou, il y a même des comités de suivi [9] de la qualité de « l’Attiéké ».
« Ce comité est chargé d’interpeller l’ensemble des productrices au respect scrupuleux des normes qualités culturellement reconnues. Tout ceci a une influence sur la réputation de « l’Attiéké » et sur les choix des consommateurs. » (K. Ph. KOUAKOU et al., 2023, p.65)
En effet, selon un questionnaire mené par des universitaires dans le cadre d’un article scientifique [9], 80,1% des consommateurs interrogés dans le district d’Abidjan connaissent l’origine de « l’Attiéké » qu’ils consomment et manifestent un attachement profond à ces origines. Toujours, selon cette étude [9], la qualité et l’origine restent les critères fondamentaux de choix de 57,1% d’entre eux.
Ils sont prêts à payer plus cher si ces deux critères sont réunis. Ce qui atteste de l’exigence des consommateurs pour des produits de qualité et d’origine garantie [6], [12].
Assurément, la labellisation officielle de « l’Attiéké des lagunes » par une « indication géographique protégée » (IGP) est une forte valeur ajoutée pour ce produit traditionnel. C’est une bonne nouvelle pour les différents acteurs, principalement les femmes productrices, qui pourront désormais bénéficier d’une meilleure rémunération.
Après tout, une IGP est un levier pour le développement durable des régions défavorisées et des zones rurales car elle permet la sauvegarde des ressources naturelles (le territoire ivoirien présente une importante biodiversité, soit 17.343 espèces réparties dans plusieurs écosystèmes-NDLR) et humaines, des « know-how » (savoir-faire) traditionnels, et contribue à la pérennisation des dynamiques d’action collective.
A.A.H.
Références bibliographiques :
[1] – ABOUA Firmin, KOSSA Anatole, MOSSO Komia Narcisse, ANGBO Serges et KAMENAN Alphonse, 1990, « Évolution de quelques constituants du manioc au cours de la préparation de l’attiéké ». In La post-récolte en Afrique, Abidjan, Côte d’Ivoire, pp 217‐221.
[2] – AMANZOU Nogbou Andetchi Aubin, NINDJIN Charlemagne, KOUASSI Kouadio Benal, MOBIO Aubin Jacob, KOUAKOU Philipps Kouakou, KOUAME Kohi Alfred, et AMANI N’guessan Georges, 2021, « Notoriety or Reputation: Implications for the Choice of Products with Potential Geographical Indication ». Journal of Marketing Management (JMM) 9, N°2: pp 13‐18
[3] – ANADER, 2017, « fiche technico-economique du manioc.pdf ». Agence nationale d’appui au développement rural, http://www.anader.ci/fichetech/fiche%20technico-economique%20du%20manioc.pdf.
[4] – CSRS, 2016, Rapport d’activité 2014-2015, Rapport bimensuel, Abidjan, Côte d’Ivoire : Centre Suisse de Recherches Scientifiques en Côte d’Ivoire, 305p. https://www.csrs.ch/images/rapports/Rapport_Bisannuel_CSRS_2014_2015.pdf.
[5] – DJENI N’Dede Theodore, N’GUESSAN Kouadio Florent, TOKA Djegba Marie, KOUAME Kohi Alfred et DJE Koffi Marcelin, 2011, « Quality of attieke (a fermented cassava product) from the three main processing zones in Côte d’Ivoire ». Food Research International 44, N°1: pp. 410‐16.
[6] – GREGOIRE Videgla Euloge, FLOQUET Anne, MONGBO Roch, et GARBA Kamal, 2016, « Liens à l’origine et qualité spécifique d’un produit de l’artisanat agroalimentaire du Bénin – le kluiklui d’Agonlin ». Agricultures 25, N°3 : 35003, pp. 1-8.
[7] – GUTHRIE Edward, FAUQUET Claude, et FARGETTE Denis, 1987, « Le manioc et la mosaïque africaine du manioc, Historique ». Actes du séminaire “La mosaïque africaine du manioc et son contrôle”, Yamoussoukro, Côte d’ivoire, pp. 1‐8.
[8] – HAERINGER Philippe, 1973, « San Pedro 1969-La première vague d’immigrants », Cah. ORSTOM sér. sci. hum, X, no 2/3 (1973): pp. 245‐67.
[9] – KOUAKOU Philipps Kouakou (Université Alassane Ouattara ; Centre Suisse de Recherches Scientifiques en Côte d’Ivoire), NINDJIN Charlemagne (Université Nangui Abrogoua ; Centre Suisse de Recherches Scientifiques en Côte d’Ivoire), KOUASSI Kouadio Benal (Université Nangui Abrogoua ; Centre Suisse de Recherches Scientifiques en Côte d’Ivoire), MOBIO Aubin Jacob (Centre National de Recherches Agronomiques ; Centre Suisse de Recherches Scientifiques en Côte d’Ivoire), AMANZOU Nogbou Andetchi Aubin (Université Virtuelle de Côte d’Ivoire ; Centre Suisse de Recherches Scientifiques en Côte d’Ivoire) et AMANI N’guessan Georges (Université Nangui Abrogoua ; Centre Suisse de Recherches Scientifiques en Côte d’Ivoire), juillet 2023, « Attiéké des lagunes, origine géographique d’un produit de terroir en Côte d’Ivoire ». La Revue de Géographie Tropicale et d’Environnement (GEOTROPE), N°01 – 2023, ISSN 1817-5589, pp 57-65.
[10] – LAPLANCHE Serge, et BOURDON Anne, 2023, Manioc, Jardin des Saveurs, https://www.sergelaplanche.fr/jardin-des-saveurs/galerie/photos-82/index.php.
[11] – OGER Robert, KRAFFT Alain, BUFFET Dominique et DEBORD Michel, 2010, « Geotraceability: an innovative concept to enhance conventional traceability in the agri-food chain ». Biotechnologie, Agronomie, Société et Environnement 14, N°4 : pp. 633‐42.
[12] – OGER Robert, KRAFFT Alain, BUFFET Dominique et DEBORD Michel, 2010, « Geotraceability: an innovative concept to enhance conventional traceability in the agri-food chain ». Biotechnologie, Agronomie, Société et Environnement 14, N°4 : pp. 633‐42.
[13] – RGPH, 2021, Recensement Général de la Population et de l’Habitat, 2021, résultats globaux, INS, 37p.
[14] – SAGOT Paul, 1871, Du manioc, http://www.manioc.org/gsdl/collect/patrimon/import/2011/franconie/FRA11227-4.pdf