Crédit photo: © mangeonsbien.com via Pixabay
En France, le site web gouvernemental « RappelConso » (site des alertes des produits dangereux) a annoncé, vendredi 3 mars 2023, le rappel et le retrait de la vente dans le circuit de la grande distribution des oranges ayant pour référence “Orange maltaise de Tunisie” de la marque « Orsero » car elles contenaient des niveaux élevés de LMR (Limite Maximale de Résidus) et une ARFD (Autorisation de Résidus de Fongicides et Désherbants) non applicable. Or, selon le très sérieux magazine « 60 Millions de consommateurs » (une publication éditée par l’Institut national de la consommation, INC), ces agrumes tunisiens contiennent un « dangereux » pesticide interdit dans les états membres de l’Union européenne, aux États-Unis et au Canada, mais toléré dans nos contrées: on parle ici du chlorpyriphos, orthographié aussi « chlorpyrifos ». Dans cette enquête, on va essayer de braquer les feux des projecteurs sur ce produit phytosanitaire controversé.
Enregistré pour la première fois aux États-Unis en 1965, le « chlorpyrifos » (chlorpyriphos, en français) est commercialisé depuis 1966, soit plus d’un demi-siècle, principalement, par le géant américain « Dow Inc. » — connue sous le nom « The Dow Chemical Company » — (une firme multinationale fondée en 1897 et spécialisée dans la fabrication et distribution en produits chimiques) par le biais de sa subdivision agricole « Dow AgroSciences ».
Aujourd’hui, la multinationale d’agrochimie Corteva Agriscience (l’unité agricole de « DowDuPont » : le fruit de la fusion de « Dow Inc. » avec le mastodonte « DuPont de Nemours, Inc. », le 31 août 2017-Ndlr) est le principal producteur mondial du chlorpyriphos.
Ce pesticide est actuellement utilisé dans environ 80 pays.
Qu’est-ce que le chlorpyriphos ?
Le chlorpyriphos est une substance active de produit phytosanitaire (ou produit phytopharmaceutique, ou pesticide), qui présente un effet insecticide, et qui appartient à la famille chimique des organophosphorés (OP) chlorés.
Il existe sous deux formes : le chlorpyriphos-éthyl (ou chlorpyrifos-ethyl ; 0,0-diethyl-O-[3,5,6-trichloro-2-pyridyl]phosphorothioate) et le chlorpyriphos-méthyl.
Le chlorpyriphos-éthyl est un pesticide à large spectre qui permet de lutter contre les insectes ravageurs (pucerons, chenilles) dans les plantations de blé ou de maïs, dans les vignes, dans les oliviers, dans les cultures crucifères (choux, chou-fleur, brocoli, choux de Bruxelles, chou frisé, kale, colza, navet, rutabaga, cresson, cressonnette, raifort, radis, câpre, etc.) ou encore dans les cultures légumières (pommes de terre, piments, épinards, etc.) et fruitières (oranges, tomates, pommiers, poiriers, pêchers, figuiers etc.) voire même toutes les cultures agricoles.
Le chlorpyriphos-méthyl est un phytosanitaire qui sert essentiellement à protéger les grains mis en silo d’une grande diversité d’insectes ainsi que les piments et les cultures fruitières (tomates, pommiers, pêchers, etc.).
Quels sont les effets sur la santé ?
Censé remplacer le DDT (dichlorodiphényltrichloroéthane) et ses effets néfastes sur la santé, selon plusieurs études scientifiques,le chlorpyriphos aurait un impact sur le développement du cerveau des bébés pendant la grossesse, comme en témoigne celle parue en 2012 dans les Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS).
Ainsi, l’exposition à ce pesticide, même à faible dose, est dangereuse et a été associée à des troubles du développement neurologique chez les enfants, tels qu’un risque accru d’autisme, une perte de mémoire de travail, un TDAH (Trouble du Déficit de l’Attention avec/sans Hyperactivité) et une diminution du QI.
En effet, un « lien a été établi entre forte exposition in utero et anomalies cérébrales importantes. « Cash Investigation » (une émission de France 2 présentée par Elise Lucet et diffusée en prime-time un mardi par mois-Ndlr) évoque chez ces individus des résultats de tests cognitifs bien inférieurs à la moyenne, un déficit de l’attention et des tests de QI plus faibles », souligne le quotidien français Les Échos.
De son côté, Barbara Demeneix, professeure de biologie au laboratoire Evolution des régulations endocriniennes (CNRS-Muséum national d’histoire naturelle) à Paris, citée par le quotidien Le Monde, accuse la substance d’être « toxique pour le système nerveux central, c’est-à-dire neurotoxique, et c’est un perturbateur endocrinien qui agit notamment sur la signalisation thyroïdienne. Il peut donc interférer avec le développement du cerveau. »
Pis encore, selon des chercheurs de l’Université de McMaster au Canada, dont les travaux ont été publiés dans la revue Nature Communication, le pesticide pourrait jouer un rôle dans l’obésité, en ralentissant la combustion des calories dans les tissus adipeux bruns des souris. « La réduction du nombre de calories brulées conduit le corps à stocker les calories supplémentaires au lieu de les brûler« , rapporte le site ScienceDaily.
« Changer de mode de vie ainsi que de régime alimentaire et faire de l’exercice débouchent rarement sur une perte de poids durable. Nous pensons que le chlorpyriphos fait partie du problème », souligne Gregory Steinberg, professeur de médecine à l’Université de McMaster et co-auteur de l’étude. « Les graisses brunes sont le fourneau métabolique de notre corps, il brûle les calories, à la différence de la graisse normale qui les stocke. »
Les scientifiques estiment qu’, « en inhibant la combustion et l’utilisation de seulement 40 calories par jour, le chlorpyriphos peut déclencher l’obésité chez l’adulte car cela se traduit par une prise de poids de l’ordre de 2 kilogrammes par an » et précisent que leurs résultats doivent encore être confirmés chez l’humain.
Banni dans plusieurs pays, dont l’Arabie saoudite, l’Égypte, le Maroc et la Turquie !
Devant une telle toxicité, les décisions d’interdire cette dangereuse substance ne se sont pas faits attendre.
Dans le Vieux Continent, le vendredi 6 décembre 2019, les représentants des États membres de l’Union européenne (UE) ont voté en faveur de l’interdiction du chlorpyriphos et du chlorpyriphos-méthyl. Ce vote, obtenu dans le cadre du comité des plantes, des animaux, des denrées alimentaires et des aliments pour animaux (Scopaff), fait suite à une proposition de la Commission européenne de ne pas renouveler l’autorisation de ces substances, qui devait expirer le 31 janvier 2020.
Et d’après les informations du quotidien français Le Monde, différents Etats se sont opposés à l’interdiction du chlorpyriphos-méthyl (Espagne, Portugal, Italie, Grèce et Pologne) mais ce groupe minoritaire n’a pas pu bloquer la prise de décision. L’Espagne était le pays qui avait la responsabilité de rédiger le rapport d’évaluation préparatoire pour l’Agence européenne de sécurité des aliments (EFSA).
Au pays de l’Oncle Sam, le 29 avril 2021, la cour d’appel des États-Unis pour le neuvième circuit — la plus importante cour d’appel fédérale du pays — a statué que l’Agence de protection de l’environnement (EPA), dont l’administrateur est directement nommé par le président des États-Unis, devait émettre une règlementation finale concernant les homologations du chlorpyriphos d’ici le 20 août 2021.
Or, sur la base des données disponibles à l’époque et en tenant compte des utilisations actuellement enregistrées pour le chlorpyriphos, l’EPA a annoncé qu’elle n’était pas en mesure de conclure que le risque d’exposition globale résultant de l’utilisation de chlorpyriphos répondait à la norme de sécurité de la Federal Food, Drug, and Cosmetic Act (FFDCA).
En conséquence, l’EPA a révoqué toutes les homologations pour le chlorpyriphos. Le texte final interdisant l’utilisation de cette substance est entré en vigueur le 29 octobre 2021 et les homologations pour tous les produits ont expiré le 28 février 2022.
Il est à rappeler que plusieurs États américains, dont New York, la Californie, l’Oregon, Hawaii et le Maryland, avaient déjà abandonné cette substance.
Michal Freedhoff, responsable de la sécurité chimique et de la prévention de la pollution à l’EPA, a déclaré au quotidien américain The Washington Post :
“Cette décision intervient après plus d’une décennie de travaux scientifiques au cours desquels il est apparu assez clairement que des effets potentiels sur le développement neurologique des enfants étaient observés avec des niveaux [de résidus de produits] inférieurs à ce que l’on pensait auparavant.”
L’interdiction décidée par l’EPA “marque l’aboutissement d’un combat de dix ans et demi”, note le journal.
D’ailleurs, le débat sur le chlorpyriphos ne date pas de 2021. La bataille a débuté en 2007, lorsque des associations de défense de l’environnement avaient lancé une pétition contre son utilisation. Ensuite, en 2015, durant le second mandat de Barack Obama, l’EPA a proposé son interdiction, avant de revenir sur sa décision en 2017, sous la présidence du défenseur des lobbies des pesticides Donald Trump.
Au pays de la feuille d’érable, le gouvernement canadien a, également, interdit en 2022, la vente du chlorpyriphos à la suite d’une décision de l’Agence de réglementation de la lutte antiparasitaire (ARLA). Toutefois, les stocks actuels de produits contenant du chlorpyriphos au Canada font l’objet d’un abandon graduel selon les délais suivants :
- 10 décembre 2021 : date limite de vente par le titulaire.
- 10 décembre 2022 : date limite de vente par les détaillants .
- 10 décembre 2023 : date limite d’utilisation pour tous les produits contenant du chlorpyriphos, y compris des utilisations sur le canola (contre l’arpenteuse de la luzerne) et sur l’ail (contre le ver gris moissonneur et le ver gris à dos rouge).
En outre, le chlorpyriphos est interdit au Maroc depuis 2020, selon les données de l’Office National de Sécurité Sanitaire des produits Alimentaires (ONSSA) relayées par l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA).
Et l’Arabie saoudite (2009), l’Indonésie (2019), la Suisse (2019), le Sri Lanka (2021), la Thaïlande (2022) et la Turquie (2022) voire même la Palestine ont également fait une croix dessus.
Parallèlement, au Vietnam, le ministère de l’Agriculture et du Développement rural a rendu une décision en 2019 supprimant le l’approbation du chlorpyriphos dans les produits vendus et utilisés dans le pays. La décision prévoyait une période d’élimination progressive ce qui signifiait que toute utilisation restante de chlorpyriphos aurait dû cesser d’ici 2021 (Eurofins, 2019).
En Égypte, le chlorpyriphos est interdit depuis fin 2022 avec seulement une dérogation pour son utilisation dans les champs de coton, notamment contre les termites et les criquets.
Devant un tel désaveu, le principal fabricant de l’insecticide, depuis 2020, Corteva Agriscience, a annoncé arrêter sa production en raison de la baisse de ses ventes. La substance reste utilisée dans d’autres pays, en Tunisie notamment.
Chlorpyriphos en Tunisie : 18 produits homologués !
Au pays de Magon (Tunisie), l’utilisation du chlorpyriphos et ses dérivés se poursuit en toute impunité comme en témoigne, tout récemment, le scandale du rappel en France des oranges maltaises de Tunisie.
Il suffit de consulter la liste des « produits pesticides à usage agricole homologués » (version actualisée 08 juin 2022 avec une dernière modification opérée le 21/11/2022) de la Direction Générale de la Santé Végétale et du Contrôle des Intrants Agricoles (DGSVCIA) du Ministère tunisien de l’Agriculture des Ressources Hydrauliques et de la Pêche pour réaliser que 18 pesticides à base de chlorpyriphos sont homologués:
– Chlorpyriphos (2) :
- DELDOS 5G fabriqué par INDUSTRIAL QUIMICA KEY – Australie & Géorgie
- BOLTON EC (Chlorpyrifos+Gamma – cyhalothrin) fabriqué par CHEMINOVA/FMC – Danemark
– Chlorpyrifos-méthyl (1) :
- EXAQ EC fabriqué par DOW AGROSCIENCES (Corteva Agriscience) – Suisse
– Chlorpyrifos-éthyl (15) :
- CASTEL 48 EC fabriqué par SHARDA – Inde
- LORVEK 480 EC fabriqué par DOW AGROSCIENCES (Corteva Agriscience) – Grande Bretagne
- LORVEK 5G fabriqué par DOW AGROSCIENCES (Corteva Agriscience) – États-Unis
- ROBUST 480 EC fabriqué par COROMANDEL – Inde
- PYRICAL 480 EC fabriqué par UPL (United Phosphorus Ltd)/(NIPPON SODA) ARYSTA LIFESCIENCE – Belgique & États-Unis
- BONSOL fabriqué par SHARDA – Inde
- SUPER CHLORPY fabriqué par GHARDA CHEMICALS/ARISTEAS – Inde
- LORGARD fabriqué par GHARDA CHEMICALS/ARISTEAS – Inde
- DELFOS fabriqué par INDUSTRIAL QUIMICA KEY – Espagne
- PYRIFOS fabriqué par SHARDA – Inde
- CHARTER fabriqué par SINON CORPORATION – Chine
- AKOCID 480 EC fabriqué par AAKO – Pays-Bas
- AKOFOS 480 EC fabriqué par AAKO – Pays-Bas
- STARPHOS fabriqué par SHARDA – Inde
- DURACID fabriqué par DOW AGROSCIENCES (Corteva Agriscience)– Grande-Bretagne
De plus, en 2022, la Tunisie était la destination prévue pour 70 tonnes de Pyrical 480 EC, un insecticide à base de chlorpyriphos, exporté de Belgique par Arysta LifeScience Benelux.
L’entreprise liégeoise, basée à Ougrée (une section de la ville belge de Seraing située en Région wallonne-Ndlr), filiale du géant indien des pesticides « United Phosphorus Ltd » (UPL), prévoit d’envoyer à nouveau la même quantité en Tunisie cette année (2023).
Nous avons contacté le Directeur général de la Direction Générale de la Santé Végétale et du Contrôle des Intrants Agricoles (DGSVCIA), M. Mohamed Lahbib Ben Jamaa pour commenter la présence de ces produits sur la liste des « pesticides à usage agricole homologués » en Tunisie malgré leur interdiction sous d’autres cieux ils sont interdits.
Malheureusement, le DG de la DGSVCIA a refusé de s’exprimer sur le sujet en affirmant qu’il n’était pas habilité à donner des déclarations aux représentants de la presse.
Il est à signaler que la Tunisie était le deuxième marché en volume — juste derrière l’Algérie et devant le Kazakhstan, le Bangladesh, le Pakistan et le Costa Rica — sur plus de 380 tonnes de chlorpyriphos exportés par des pays membres de l’Union européenne (UE) en 2022.
Pour lutter contre le « pou noir » de l’oranger… « CHARTER » pour tous !
Toujours, selon cette liste, on remarque que le pesticide « CHARTER » (480g/L) de Sinon Corporation (Chine) est celui qu’utilise les cultivateurs tunisiens d’agrumes pour lutter contre la Cochenille noire de l’oranger appelée aussi le pou noir (Parlatoria ziziphi).
« Au Cap Bon, tous les agriculteurs utilisent le « CHARTER » pour lutter contre le pou noir. On n’a pas le choix. Avec la sécheresse et les conditions climatiques, cette bestiole fait rage.« , déclare Sabeur, un agriculteur.
En Tunisie, en moyenne, le cycle de vie de ce parasite dure de 70 à 80 jours lorsqu’il fait chaud et jusqu’à 160 jours lorsqu’il fait froid contre 30 à 40 jours en Sicile (Italie).
Malheureusement, pour des considérations financières et dans le but d’obtenir un excellent rendement, la plupart préfèrent la solution de l’épandage chimique de (chlorpyriphos) au lieu d’opter pour un contrôle biologique (solutions à base d’huile blanche, huile de colza, biopesticides d’origine fongique, coccinelles et/ guêpes parasitiques).
Par ailleurs, selon le Portail national de la santé en Tunisie, on dénombre 14 pesticides à base de chlorpyriphos utilisés en Hygiène publique et contrôlés par le ministère de la santé (cette version de la liste* de pesticides est arrêté jusqu’au le mois février 2023 reste valable jusqu’à la parution d’une nouvelle liste qui sera publiée sur le site du ministère de la Santé-NDLR) :
- Chlorophet (Chlorpyriphos-Ethyl 48%)
- Chlorofet 48 – Insecticide concentré (Chlorpyriphos 97%)
- FOURMITEC (Chlorpyriphos-Ethyl 2%)
- KAOOFOURMI (Cholorpyriphos-Ethyl 2.5%)
- FIRST LAQUE (Chlorpyriphos-Ethyl 30g/l)
- PIRICOL (Chlorpyriphos 25)
- Biolor (Cholorpyriphos-Ethyl 20)
- MICROENCAPSULE (Chlorpyriphos-Ethyl 20%)
- RAFAL MAISON (Chlorpyriphos Microcapsule 4)
- RAID Fourmis (Chlorpyriphos 0,03)
- Profos 48 EC (Chlorpyriphos-Ethyl, toxicité orale : 136 MG/KG)
- Piridur 48 EC (Chlorpyriphos-Ethyl, toxicité orale : 136 MG/KG)
- Pro Poxan Pro (Chlorpyriphos-Ethyl, toxicité orale : 136 MG/KG)
- Gladiator 4 EC (Chlorpyriphos-Ethyl, toxicité orale : 136 MG/KG)
En attendant une interdiction du chlorpyriphos sous nos cieux, le Tunisien est condamné à ingurgiter, quotidiennement, les résidus de cette « dangereuse » substance active.
*La liste de pesticides utilisés en Hygiène publique et contrôlés par le ministère de la santé a mobilisé le personnel qualifié de la Direction d’Hygiène de Milieu et de Protection de l’Environnement et celui du Laboratoire National de Contrôle des Médicaments ainsi que l’avis des experts en la matière, selon le Portail national de la santé en Tunisie.