Kiosque | France (XIXe-XXe siècle): les grandes dames du champagne


Courrier international – Elles étaient destinées à rester dans l’ombre de leurs maris et ont fini par se retrouver chacune à la tête d’une grande maison de champagne. D’où elles ont conquis le monde.


Par Anthony Peregrine / The Daily Telegraph (extraits), Londres

Il existe trois très bonnes raisons de se plonger dans le champagne en janvier. La première, c’est de faire un pied de nez à l’idée même de Dry January [“janvier sec”, sans alcool]. Le mois de janvier est déjà parfaitement déprimant en temps normal et l’est deux fois plus en 2021. Ce n’est donc pas un mois à s’essayer à l’abstinence, nous allons au contraire avoir besoin d’un maximum de bulles.

Deuxièmement, le champagne, et en particulier les petits producteurs, a besoin de toute l’aide possible. Les derniers chiffres de 2020 ne sont pas encore disponibles, mais les affaires vont mal. Comme me l’a expliqué un producteur de la Marne : “D’habitude on vend 10 000 bouteilles par an à la boutique du vignoble. Cette année, on est plus près de 200.”

Et, troisième point très important… bon, on va dire ça comme ça : nous sommes à l’ère de la femme. Et il y a longtemps que le champagne est à la pointe à cet égard. Je me trompe peut-être, mais j’ai l’impression que les femmes occupent plus de place au sommet de ce secteur (chiffre d’affaires en 2019 : 4,86 milliards d’euros) que dans la plupart des secteurs comparables. Et qu’elles ont commencé beaucoup plus tôt.

L’extraordinaire Barbe Nicole Ponsardin, épouse Clicquot, dite la Veuve Clicquotfut, au tout début du XIXe siècle, la première véritable femme d’affaires internationale de France (du monde ?). Elle avait épousé un membre de la famille Clicquot, lequel claqua quand elle avait 27 ans. En 1805, le statut de veuve était le seul moyen pour une femme de diriger une société, car elle était considérée comme le “prolongement juridique” de son défunt mari.

 

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Portrait de Madame Clicquot Ponsardin (1777-1866), hôtel particulier du Marc à Reims – Par Léon Cogniet (1794–1880)

 

La veuve prend donc la direction de la maison Clicquot et lui fait traverser des temps particulièrement difficiles – guerres napoléoniennes, blocus maritimes – grâce à son ingéniosité, son audace et son cynisme. En 1814, quand la sixième coalition contraint Napoléon à abdiquer pour la première fois, elle expédie 10 000 bouteilles à Saint-Pétersbourg avant que quiconque ne réagisse pour que la cour de Russie puisse célébrer sa victoire sur l’empereur français avec du champagne français. D’autres livraisons suivent, car les gens du tsar apprécient ce breuvage qui nous semblerait beaucoup trop sucré. Pouchkine est fan, Gogol et Tchekhov aussi.

Boom des ventes

La Veuve – nom sous lequel le champagne Clicquot finit par être connu – approvisionne également le congrès de Vienne qui, à côté des pourparlers de paix consécutifs à la chute de Napoléon, se transforme en sauterie internationale pendant plusieurs mois. Le champagne confirme ainsi son statut de boisson de la haute société. En passant, la veuve Clicquot inaugure la pratique des millésimes (le premier en 1810), améliore le matériel de vinification et met sur pied une véritable force de vente. Même si elle avait plus l’apparence d’une matrone que celle des souples jeunes femmes des publicités pour le champagne, elle a effectivement inventé le marketing pour ce breuvage. Et ça a marché. À sa mort, en 1866, les ventes avaient augmenté de 4 500 %, pour passer à 750 000 bouteilles par an.

 

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Une collection de bouteilles de du Champagne « Veuve Clicquo » (Photo: © Molly Wolfe / Luxe Digital)

 

Mme Clicquot ne fut que la première de plusieurs veuves remarquables du champagne. En 1858, Jeanne Alexandrine Pommery se retrouve, à l’âge de 39 ans, avec deux jeunes enfants et une maison de champagne sur les bras. Pas de chance pour feu Pommery, mais coup de chance pour l’entreprise qui, sous la direction de sa veuve, voit ses ventes passer de 50 000 à 2 millions de bouteilles par an. Mme Pommery comprend que le champagne ultra-sucré très prisé des Russes et autres ne convient pas à tout le monde. Elle exige qu’on fasse des vins plus sec, plus tendus, plus acceptables pour le goût britannique. Bingo ! Les Britanniques boivent toujours plus de champagne en volume que tous les autres pays, exception faite de la France (même si le marché américain est plus rentable).

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En 1858, Jeanne-Alexandrine Pommery hérite d’un domaine qu’elle agrandit vite. (Photo: © Vranken Pommery Monopole)

 

Mme Pommery fait en outre construire un nouveau domaine gigantesque à Reims. Il s’inspire apparemment des châteaux et des colleges anglais, car Jeanne Alexandrine Pommery était anglophile. Les bâtiments sont effectivement imposants et fortement tudoriens. Si vous êtes dans les parages, la visite vaut vraiment le coup.

La troisième de ces veuves est Élisabeth Law de Lauriston-Boubers – plus connue sous le nom de “Lily”. Issue d’une famille d’origine écossaise, elle épouse Jacques Bollinger en 1923, et se retrouve veuve en 1941. Elle a alors 42 ans et prend la tête de la maison Bollinger – qui se trouve dans la petite ville champenoise d’Aÿ – alors que celle-ci est confrontée aux pénuries et aux restrictions de la guerre. Son ingéniosité et son perfectionnisme lui font passer ce cap.

 

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Lily Bollinger dut prendre les rênes de la maison en 1941, pendant la Seconde guerre mondiale, et réussit à assurer la production malgré le manque de main d’oeuvre. (Photo: © Bollinger)

 

Fournisseur officiel de la famille royale britannique, Bollinger est aussi le champagne préféré de James Bond, qui déguste sa première coupe dans le quatrième roman de Fleming, Les diamants sont éternels [publié en 1956].

Bien entendu, ces trois veuves ont accédé à ces places de pouvoir du fait des circonstances. Et il y a encore beaucoup de progrès à faire. Mais, comme le dit Alice Voirin du champagne Voirin-Jumel à Cramant, le caractère familial de nombreuses maisons de champagne ainsi que l’élégance du produit ont toujours assuré une place aux femmes, contrairement par exemple au secteur de la construction. Les femmes avaient un rôle à jouer aussi important que celui des hommes.

A.P.

Article publié le 31 décembre 2020


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