Crédit photo: Anis KALAI – © mangeonsbien.com
Ils sont près de 6.6 millions de Syriens ayant fui la guerre, selon les statistiques (mi-2020), du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR). Entre les exactions des « shabbiha » (groupes d’hommes armés en tenue civile, qui agissent pour le gouvernement du parti Baas de Syrie, dirigé par la famille de Bachar al-Assad-Ndlr) et les invasions barbares des « takfiristes » (islamistes adeptes d’une idéologie ultraviolente-Ndlr), pour plusieurs Levantins, l’exode est devenu un mal nécessaire. Si la grande majorité des réfugiés syriens ont mis le cap sur le vieux Continent à destination de l’Allemagne, d’autres ont préféré plier bagage pour la Tunisie. C’est le cas de Mazen, Raafat, Tarak et Abdel-Monaêm, qui avec l’aide du bureau local de l’organisation humanitaire ADRA (Agence Adventiste d’Aide et de Développement) en collaboration avec le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR), ont réussi leur intégration socio-économique via des projets de restaurants spécialisés dans l’art culinaire syrien. Reportage.
Par Abdel Aziz Hali
En Tunisie, on compte près de 1.800 demandeurs d’asile et réfugiés, dont la majorité sont des Syriens (1.031), selon des chiffres communiqués par l’envoyé spécial du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) pour la situation en Méditerranée, Vincent Cochetel, le 24 avril 2019, lors d’un point de presse tenu, à Tunis.
Si depuis 2011, un projet de loi sur le droit d’asile n’a pas encore vu le jour en Tunisie, l’antenne locale de l’UNHCR et la société civile travaillent en étroite collaboration pour renforcer l’autonomisation des migrants et des réfugiés sous nos cieux. Ce fut le cas avec le projet d’insertion économique et professionnelle des réfugiés en Tunisie piloté par ADRA-Tunisie en partenariat avec l’UNHCR.
« Tout a commencé par une fromagerie à Sbeitla dans la région de Kasserine au profit de cinq familles syriennes suivie par une autre à Gafsa. Ensuite, c’était le tour de quatre restaurants proposant des spécialités syriennes: 3 dans Grand-Tunis (2 dans le quartier d’El-Aouina et 1 dans le quartier d’Al-Manzah V) et un tout dernier dans la ville de Hammam Sousse. », souligne le directeur du projet, M. Intidhar NAKOURI, ADRA-Tunisie.
Par ailleurs, le responsable onusien, M. Abou Shanab a souligné que l’effort sera axé en 2017 sur l’élargissement de l’espace de protection des réfugiés en Tunisie, l’amélioration de leurs conditions de vie et la mise en place d’un système national d’asile.
« En attendant la mise en place d’un cadre légal pour les réfugiés dans nos contrées, nous encourageons vivement tous nos concitoyens tunisiens de se rendre dans les restaurants de ces réfugiés syriens. Non seulement, ces derniers proposent des produits et des mets de qualité, en plus, ce genre d’attitude ne peut que leur donner des ailes. Consommer chez un réfugié est plus qu’un acte humanitaire, c’est un devoir citoyen. », rajoute Intidhar NAKOURI.
– « Yamal el-Cham »: la passion d’Abdel-Monaêm Saied Ahmad –
L’histoire de Abdel-Monaêm Saied Ahmed est digne d’un blockbuster hollywoodien. Père d’une fille et d’un garçon, ce syrien natif de la bourgade de « Rhiba » dans la banlieue de Damas galéra pour en arriver là. Après avoir essuyé, à deux reprises, le refus des autorités tunisiennes pour obtenir un visa et rejoindre son frère déjà installé en Tunisie depuis 14 ans, Abdel-Monaêm et sa famille n’avèrent pas d’autres choix que de tenter leur chance du côté de la frontière égypto-libyenne, puis via l’Algérie.
« Mon frère nous a proposés de passer par la Libye via la frontière égyptienne pour accéder à la Tunisie. Et c’est ce que nous avons fait. Nous sommes allés au Sollum et Marsa Matruh (villages égyptiens) où nous y sommes restés 15 jours car les frontières étaient fermées. J’ai rappelé mon frère qui nous a suggérés d’aller en Algérie. Nous avons pris l’avion pour Alger et nous y sommes restés une journée, puis, nous sommes entrés clandestinement en Tunisie. », nous confesse-t-il.
Sans papiers et livrés à eux-mêmes, les premiers mois d’Abdel Monaêm et sa famille étaient très difficiles en Tunisie. La peur au ventre et craignant d’être interpellés par la police pour un simple contrôle de papiers, cette famille vécut dans un état de paranoïa. Entre-temps, Abdel-Monaêm ne resta pas les bras croisés.
« Mon frère s’est mis d’accord avec un homme d’affaires chinois pour lancer une entreprise d’élevage de poules dans la localité de Jbel El Wost. Certes, ils ont fait appel à moi pour y travailler mais l’odeur d’élevage des poules m’a causé une infection cardiaque (endocardite-ndlr). », fait-il savoir.
Et comme le dit un proverbe, le malheur ne vient jamais seul. L’homme d’affaires chinois finit par arnaquer le frère d’Abdel-Monaêm et les précipiter dans une faillite. Hospitalisé pendant 6 mois après avoir subi une intervention chirurgicale de valve cardiaque, le réfugié syrien se remit de nouveau sur pieds pour entamer une nouvelle expérience d’entrepreneuriat.
« Après notre mésaventure avec le Chinois qui avait mis les voiles, on a décidé de monter un projet de restaurant dans le quartier à El Intilaka (à Tunis) avec un partenaire tunisien. Encore une fois, ce dernier a fini par nous arnaquer. Il a profité de notre situation pour nous renier et nous mettre à la porte. Notre statut d’associés dans le noir était un désavantage. », souligne-t-il.
En 2013, Abdel-Monaêm apprit qu’il y’avait un bureau du Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR) dont la mission consiste à répertorier les réfugiés syriens sur le sol tunisien en le aidant à régulariser leur situation.
« Je les ai contacté. Après leur avoir raconté tout ce qui m’est arrivé, on m’a assisté pour obtenir l’asile humanitaire. Je suis resté deux ans dans cette situation, puis, j’ai fait la connaissance de M. Intidhar et l’organisation ADRA qui encadre les réfugiés syriens et leur aide pour renforcer leur autonomisation. », ajoute-t-il.
Avec l’aide du chef tuniso-syrien, Ammar Fares Saad, Abdel-Monaêm lança le restaurant « Yamal el-Cham » ( « يا مال الشام », les habitants du Levant en français), sis au quartier d’Al Manzah V, dans le gouvernorat de l’Ariana. Cet écrin culinaire propose, aujourd’hui, un large éventail de spécialités syriennes (Voir le diaporama en bas): « Aâraies lahma », « baba ghanouj », « hommos tahina », « taboulé », « doumania », « roz bedyani », « kebba mechouia », « falafel », etc… Une véritable explosion de saveurs levantines.
Google Maps - Géolocalisation du restaurant 'Yamal el-Cham'
– Des « Machawi » au « Snack »: un succès qui en appelle d’autres –
Toujours dans le Grand-Tunis, du côté du quartier El-Aouina, trois réfugiés syriens ont su tirer leur épingle du jeu: il s’agit de Mazen Abdelhaq et ses deux beau-frères Raafat al-Tawam et Tarek al-Zabi propriétaires du restaurant « Machawi Zin al-cham » (« مشاوي زين الشام », les grillades de la beauté du Levant en français).
« Notre gastronomie nous a sauvés ! « , claironne Mazen Abdelhaq. « C’est grâce à l’art culinaire syrien qu’on a pu s’extirper de la misère et refaire nos vies. ».
Fuyant les bombardements et les snipers, Mazen et Tarek ainsi que les membres de leurs familles optèrent pour la Tunisie pour s’y installer. Rejoints, ultérieurement, par Raafat, les différences culturelles, entre la Syrie et la Tunisie, leur posa au début plusieurs problèmes.
« Le dialecte tunisien et les traditions étaient différents de ceux de la Syrie. Par exemple, si on était au Liban ça aurait pu être plus facile pour nous. La Tunisie est un pays maghrébin, dont les coutumes et les us sont différents des nôtres. », déclare Mazen.
Après avoir enchainés les petits jobs, y compris, comme cuistots dans des Fast-Foods tunisiens, nos trois Mousquetaires décidèrent de s’établir à leur propre compte et donner vie à leur restaurant « Machawi Zin al-Cham ».
« Au début le choix de l’emplacement du projet était très difficile. Après, petit à petit, nous avons fourni des efforts pour rassembler la somme nécessaire et trouver un bon local commercial bien placé pour lancer notre projet. Nous avons, aussi, consulté ADRA qui nous a guidé et assisté dans le volet technique et juridique. Sans oublier leur soutien moral. Et Dieu merci, nous avons tout commencé du point zéro. », renchérit Mazen.
Avec leur savoir-faire et une très bonne gestion, en moins d’un an, nos trois gars finirent par ouvrir un deuxième restaurant, « Snack Zin al-Cham » (« سناك زين الشام »): un coin proposant des jus de fruits, des pâtes à la syrienne et des pizzas.
« Dieu soit loué. Notre sérieux a fini par payer. Nos clients apprécient énormément nos spécialités. En plus, nous avons vu que les pâtes syriennes n’étaient pas très répandues dans les restaurants proposant la cuisine levantine. On a relevé le défi et l’engouement populaire nous a donné raison. Du statut d’employés, nous sommes devenus des employeurs avec 7 ouvriers tunisiens sous nos ordres. », précise Raafat.
Google Maps - Géolocalisation du restaurant 'Machawi Zin al-Cham'
Galerie de photos - Les spécialités du restaurant 'Machawi & Snack Zin al-Cham'
– Une loi sur le droit d’asile nommée désir –
Certes, la Tunisie a déjà ratifié la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, mais malheureusement, jusqu’à nos jours, il n’existe pas de cadre juridique encadrant le droit d’asile et la protection des réfugiés.
D’ailleurs, selon un rapport élaboré en 2011 par les juristes tunisiennes Monia Ben Jemia et Souhayma Ben Achour, ce vide juridique s’expliquerait par « la nature autoritaire, voire dictatoriale, de l’ancien régime tunisien ».
En effet, le régime tunisien était hostile à l’accueil des réfugiés et ne faisait pas la différence entre migrant économique et réfugié.
Or, la gestion et la reconnaissance du statut de réfugié a été déléguée à la représentation de l’UNHCR. Cette dernière travaille dans le pays depuis 1957 avec la crise des réfugiés algériens s’échappant de la guerre entre la France et les forces du FLN. Suite à cette intervention le HCR gardera une représentation honoraire jusqu’en 2011. Ce sera seulement en juin de cette année que le HCR et le Gouvernement tunisien signeront un accord de coopération permettant d’accréditer la première représentation du HCR sur le territoire.
Mais voila, depuis 2011, les autorités tunisiennes se sont engagées à mettre en place une nouvelle réglementation concernant un projet de loi sur l’asile.
Pour rappel, la Constitution de 2014 avait inscrit le droit d’asile dans son article 26 qui stipule :
« Le droit d’asile politique est garanti conformément à ce qui est prévu par la loi; il est interdit d’extrader les personnes qui bénéficient de l’asile politique ».
En 2017, le représentant du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) en Tunisie, Mazin Abu Shanab Abu Shanab a souligné que l’agence onusienne travaillait avec des partenaires tels que ADRA-Tunisie pour assurer une « intégration provisoire » aux demandeurs d’asile dans nos contrées et « l’élargissement de l’espace de protection des réfugiés » ainsi que « l’amélioration de leurs conditions de vie » voire même « la mise en place d’un système national d’asile ».
« Le gouvernement tunisien se penche actuellement sur l’élaboration d’un projet de loi sur le droit d’asile », avait indiqué, jeudi, le 23 février 2017, le représentant de l’UNHCR, Abou Shanab, lors d’une rencontre avec la presse tunisienne. « Ce projet de loi, une fois adopté, organisera le processus d’intégration des réfugiés et d’obtention de l’asile en Tunisie. », avait-t-il renchéri.
Néanmoins, bien que ce projet de loi ait été finalisé en 2014, il n’a toujours pas été soumis au Parlement, fait savoir le géographe et président du Centre de Tunis pour la Migration et l’Asile (CeTuMA), Hassan Boubakri.
« Les autorités tunisiennes hésitent à promulguer cette loi de crainte de se retrouver liées par des obligations auxquelles elles ne peuvent répondre : mise en place de structures de détermination du statut de réfugiés, accueil, assistance des demandeurs d’asile, intégration des réfugiés reconnus, gestion des recours, modification de la législation relative aux migrants et aux étrangers, etc. », précise-t-il dans une analyse publiée sur le site de la revue scientifique « Open Editions Journals ».
Assurément, la « sucess stroy » d’Abdel Monaêm, Mazen, Tarek et Raafat ne peut que donner raison à l’UNHCR et aux ONG oeuvrant dans le cadre de l’intégration économique des réfugies. La réussite de ces migrants syriens ainsi que leur persévérance est une véritable leçon de vie…Comme quoi, l’impossible n’est pas syrien et le droit d’asile n’est pas un privilège, mais plutôt un droit.
A.A.H.
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