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Les restaurants ont cette capacité à transformer les villes et à en faire des hauts lieux touristiques. C’est ce qu’a constaté le chef René Redzepi, star internationale, pour Copenhague. Il appelle de ses vœux le retour des clients… même quand les prix sont élevés.
Par René Redzepi* / Berlingske**, Copenhague
Il y a près de trente ans, je travaillais chez Pierre André, un restaurant français de Copenhague dont les lecteurs de mon âge se souviennent peut-être. C’est là que j’ai commencé ma carrière en éminçant des oignons et en épluchant des pommes de terre à longueur de journée.
S’il me reste peu de souvenirs de cette époque, je n’oublierai jamais ce qui se passait tous les ans à l’approche des vacances d’été. Dans tous les restaurants de la ville, le moral déclinait à mesure que la température extérieure augmentait. Nous savions tous ce qui nous attendait à partir du début du mois de juin : comme chaque année, la population locale migrait lentement vers les maisons d’été sur la côte.
Elle le fait toujours aujourd’hui, mais à l’époque, les touristes qui prenaient la place des autochtones dans le paysage urbain étaient davantage tentés par la petite sirène que par un bon repas. Un smørrebrød [tranche de pain copieusement garnie] et une bière leur suffisaient amplement. Les vacances les plus redoutées étaient celles des usines, car elles duraient trois semaines au milieu de l’été et laissaient les villes désertes. La plupart des restaurants n’essayaient même pas de rester ouverts. C’est incroyable comme les choses ont changé. En quinze ans, la ville-dortoir que n’importe quel touriste pouvait visiter en un ou deux jours s’est transformée en un centre mondial du design, de l’architecture et de toutes sortes d’idées innovantes. Copenhague a ainsi commencé à attirer de nombreux visiteurs du monde entier aspirant à un avenir meilleur, fondé sur les richesses culturelles de notre passé. Copenhague est même devenue une assez bonne adresse culinaire.
L’origine de cette évolution relève presque d’un hasard, quand un petit groupe de per- sonnes a essayé de créer ensemble autre chose que ce pour quoi nous étions programmés. C’est-à-dire une cuisine avec des racines profondément ancrées dans notre région plutôt que dans le sud de l’Europe. Grâce à un travail acharné et une bonne dose de chance, nous y sommes parvenus. Nous sommes devenus une partie d’une époque. Et grâce à tous les jeunes cuisiniers talentueux venus du monde entier, nous avons jeté les bases d’une évolution bien plus spectaculaire qu’on ne pouvait l’imaginer. Le niveau culinaire de la ville a soudain atteint des sommets. Et ce avec une variation inédite : pizzas napolitaines, cafés, ramen japonais, tacos, bière, cuisine thaï, barbecue, sushis, burgers – brusquement nous avions tout. Et le smørrebrød ? Il n’a fait que s’améliorer.
Les mois d’hiver sont devenus encore plus intenses et l’été s’est transformé en haute saison. Chaque jour, nous constations la même chose : au bord des canaux et sur les ponts, les touristes et les habitants de Copenhague discutaient avec animation, autour d’un verre de vin, du lieu où ils iraient dîner lorsque le soleil se serait couché.
Le moins qu’on puisse dire, c’est que cela ne se passe pas tout à fait comme ça cette année. Comme mes collègues de Copenhague, il m’arrive d’avoir des flash-back sur la vie d’avant. Et nous sommes nombreux, indépendamment de notre renommée et de notre taille, à craindre que notre établissement ne tienne pas jusqu’à la fin de l’année. De l’extérieur, cette peur peut sembler infondée. Nous sommes tout de même au Danemark, et grâce à notre gouverne- ment, une grande partie des souffrances qu’ont connues ces derniers mois nos voisins et collègues étrangers nous a été épargnée. Notre gouvernement s’est occupé de nous, citoyens et entreprises, avec compassion et générosité. Nous nous sommes serré les coudes et il semble que nous ayons traversé la crise plus facilement que beaucoup d’autres.
Faibles marges
Nous avons rouvert nos entreprises et nos commerces, mais les restaurants sont confrontés à de nombreux obstacles dont l’incidence se fera sentir avec force bien au- delà de notre propre secteur. En 2019, 11 millions de touristes étaient venus à Copenhague. Pour 1,3 million d’entre eux, la gastronomie était le motif principal de leur venue. Cette année et dans un futur proche, les restaurants seront privés de ce 1,3 million de visiteurs. Notre secteur n’est absolument pas prêt à encaisser une perte de cette ampleur. Car s’il y a une chose que les restaurants indépendants, de San Francisco à Madrid, ont en commun, c’est qu’ils travaillent avec de très faibles marges bénéficiaires. Aux États-Unis, elle est de 5 %, et elle n’est guère plus avantageuse au Danemark. Ce que nos clients payent à l’entrée ressort grosso modo par la porte de service sous forme de salaires, de matières premières, de loyer et d’entretien. Une seule semaine de recettes perdue peut tout faire basculer.
Lorsque j’explique cela aux hommes d’affaires issus d’autres secteurs, ils ont l’air très étonnés. Regardons les chiffres : actuellement, un tiers des propriétaires d’hôtels et de restaurants [danois] ont peur de faire faillite au cours des trois prochains mois. Plus de 200 ont déjà été contraints de mettre la clef sous la porte. Ceci ne se répercute pas seulement sur les 110 000 personnes qui travaillent dans le secteur. La crise risque d’avoir un effet domino et de frapper d’autres professions qui dépendent du secteur dans lequel je travaille : artisans, agriculteurs, chasseurs, pêcheurs, fleuristes, jardiniers et prestataires de services de blanchisserie, pour n’en citer que quelques-unes.
Mais ces fermetures porteraient aussi atteinte à l’âme du pays. Car parmi tant de motifs de fierté au Danemark figure le niveau d’excellence où s’est hissé notre secteur, avec sa diversité et sa qua- lité culinaires. Notre scène gastronomique est de tout premier ordre, elle est citée sur toute la planète au même titre que Tokyo, New York et Paris.
Les Danois ont tellement de raisons d’être fiers, et les enjeux sont nombreux. Il est donc indispensable d’évoquer la manière dont nous devons modifier le tarif d’accès aux restaurants et le prix des denrées alimentaires. En effet, si nous voulons permettre à ceux qui travaillent dans ou pour le secteur de la restauration de gagner honorablement leur vie, il faut que les prix augmentent. Trop longtemps, les restaurants ont maintenu les prix à un niveau beaucoup trop bas, par crainte d’être qualifiés de chers.
On a fait tout notre possible pour survivre. Vous ne vous en rendez peut-être pas compte d’emblée, mais quelque part, au niveau le plus bas de la chaîne alimentaire, quelqu’un pâtit du prix peu élevé de votre repas au restaurant : le paysan ou le cuisinier, ou même la terre dans laquelle sont cultivées les matières premières. Et ceci ne concerne pas uniquement les restaurants. Au supermarché, chez le boulanger ou le poissonnier, il y a aussi un prix à payer lorsque les denrées alimentaires sont trop bon marché. Je suis conscient que le problème ne se résout pas simplement en payant davantage et j’espère participer à un débat nuancé sur cette question. Mais il faut aujourd’hui se battre pour des causes plus importantes. Réservez une table !
R.R.
* René Redzepi est un chef cuisinier danois. Il est le chef du restaurant Noma considéré comme la meilleure table du monde d’après la revue britannique Restaurant (World’s 50 Best) en 2010, 2011, 2012 et 2014. Il fait figure d’icône. Chantre du locavorisme, il a pourtant embarqué toute sa brigade pour des aventures culinaires éphémères à Sydney, Tokyo, Tulum… Après des mois de fermeture, le Noma vient de rouvrir en version burgers et bar à vin.
** Le quotidien Berlingske (101 000 ex.) est paru pour la première fois en 1749. Le journal, qui se positionne au centre droit, est le plus ancien du royaume danois. Aujourd’hui, il fait partie du groupe Berlingske Media, qui appartient au groupe britannique Mecom.