Par Gersende RAMBOURG – Crédit photo: Francois GUILLOT – © AFP
Paris — Joël Robuchon, c’est le chef que j’appelais quand un cuisinier mourait. Il les connaissait tous et tous le connaissaient.
Je l’ai croisé peu, pendant mes trois ans à la tête de la rubrique gastronomie pour l’AFP. Mais j’avais le numéro de portable du patriarche. Je n’en abusais pas. Je n’hésitais pas non plus. Et il rappelait toujours.
Quand Charles Barrier, grand chef français de l’après-guerre, est mort en 2009, je l’ai appelé encore. C’était l’un de ses maîtres. Et son souvenir, savoureux et gourmand, du poulet rôti de ce cuisinier faisait saliver. En raccrochant je suis restée songeuse quelques minutes. Ce palais affuté gardait un souvenir si précis de ce plat que c’en était troublant.
« Il m’a tout appris », affirmait Robuchon, régulièrement qualifié de « cuisinier du siècle » par ses pairs en France et qui citait aussi parmi ses influences le Français Jean Delaveyne et le Suisse Frédy Girardet.
« J’ai mangé le meilleur poulet rôti du monde chez Charles Barrier, un simple poulet rôti, ça peut paraître curieux », racontait-il. « Il cuisait son pain dans un énorme four tournant et au moment où il commençait à dorer, il mettait son poulet à côté, qui gonflait et qui devenait croustillant, et la peau prenait le goût du pain… un chef d’œuvre ! »
Robuchon, l’ancien séminariste devenu franc-maçon, a lui aussi formé des armées de cuisiniers dans ses restaurants successifs, jusqu’au succès de ses Ateliers partout dans le monde. A chaque ouverture, à Hong Kong, New York, Londres ou Tokyo, il partait un bon mois avec plusieurs membres fidèles de sa brigade pour lancer le restaurant, former les équipes.
J’avais dîné peu après l’ouverture fin 2010 de son Atelier du haut des Champs-Elysées, au pied de l’Etoile. L’équipe était joyeuse, dynamique, leurs cuissons et assaisonnements d’une précision diabolique. Le chef, dans son éternelle veste chinoise noire, avait le sourire. Il aimait ces ambiances appliquées mais blagueuses. Travail acharné et esprit potache.
Ses rivaux lui enviaient d’avoir associé son nom à un plat, un plat simple aussi simple en apparence que le poulet rôti de son maître, sa célèbre purée, soyeuse et onctueuse à souhait. Tous, même parmi les plus grands, n’ont pas ce privilège.
Le secret de cette recette mythique se discute âprement dans le huis clos des cuisines de restaurants, pas un chef qui n’ait un avis sur la question. Plus de beurre que de pommes de terre, entend-t-on souvent autour des fourneaux. Serait-ce possible ? Oui ou presque. A l’heure des régimes en tout genre, cet anachronisme nutritionnel relève quasiment de la transgression. Elle se travaille longtemps dans la casserole en cuivre, « il y a de l’amour » dans sa confection, c’est-à-dire « de l’huile de coude », un travail soigné, patient. De l’artisanat, du beau, du vrai.
La critique gastronomique était unanime pour qualifier « Robuche » – comme l’appelaient ses pairs – d’immense cuisinier de son vivant. Beaucoup estimaient que ce grand technicien avait pris la tête de la cuisine française, après la disparition prématurée et brutale en 1990 d’Alain Chapel, le magicien de Mionnay (Ain) que ses pairs vénéraient.
En 1996, à tout juste 51 ans mais une carrière impressionnante derrière lui, Robuchon claquait la porte de son trois étoiles. Pour ne pas mourir aux fourneaux d’une crise cardiaque liée au stress. Après une incursion à la télévision, la publication de nombreux livres, il lance son concept d’Atelier, bien loin des tables gastronomiques classiques. De la simplicité et un luxe fou, une succession de tapas confectionnés avec des produits d’exception.
Formé à l’ancienne, il reconnaissait volontiers avoir été « intransigeant », avec « des excès et des colères noires ». Mais en représentation, lors de remises de prix ou de raouts pour célébrer les cuisiniers, il montrait un visage affable, tranquille, et parlait d’une voix assurée et douce.
En 2011, lors du décès du chef catalan Santi Santamaria, Robuchon m’avait rappelé de Las Vegas, alors que ses équipes préparaient à Singapour deux nouveaux restaurants… Pour faire valoir que la cuisine de cet « homme de cœur » était contemporaine, sur des bases classiques, avec une vraie « typicité et identité ». Pas comme la mode de la cuisine moléculaire qui avait le don de l’agacer.
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